Archipel hautement cinématographique, source d’innombrables raccourcis et fantasmes, la Sicile s’est vue de nombreuses fois immortalisée à l’écran. Des pêcheurs de La Terre tremble de Luchino Visconti, à l’exil de Michael Corleone dans Le Parrain, on ne compte plus les films qui ont puisé dans l’île italienne et ses traditions, une matière quasi mythologique. Parmi les premiers réalisateurs à y avoir posé sa caméra, Pietro Germi trouve dans le livre de l’ancien magistrat Giuseppe Guido Lo Schiavo, Piccola Pretura, matière à dépeindre les mœurs locales et le dysfonctionnement des institutions. L’adaptation est écrite par le cinéaste lui-même, en collaboration avec Mario Monicelli, Federico Fellini (qui s’apprête alors à entamer sa carrière de metteur en scène avec Les Feux du music-hall en 1950), Tullio Pinelli (futur scénariste de La Strada et Huit et demi) ou encore Giuseppe Mangione (L’Incompris, entre autres). L’histoire d’Au Nom de la loi, inspirée de faits réels, suit donc le jeune juge Guido Schiavi (Massimo Girotti, inoubliable interprète des Amants diaboliques), qui, suite à sa mutation dans un petit village sicilien, va se heurter à l’hostilité de la population et de la mafia, qui semble faire office de milice privée aux ordres du baron Lo Vasto (Camillo Mastrocinque). Studiocanal a décidé de mettre à l’honneur ce troisième long-métrage de Germi en proposant un combo Blu-Ray / DVD, au sein de l’inévitable collection Make My Day!.
Le premier plan du film annonce la couleur : une carriole avance lentement dans des paysages rocailleux, presque désertiques, accompagnée par une voix-off narrant la place à part qu’occupe la Sicile dans l’imaginaire italien. Au nom de la loi déploie un rapport particulier aux espaces, qui définissent les différentes forces en présence. La population, pauvre et abandonnée par le pouvoir en place, évolue dans un environnement aride, baigné d’un soleil de plomb, rendant la chaleur palpable (très beau travail sur la lumière de la chef opératrice Leonida Barboni), simples silhouettes perdues au milieu de l’immensité de la nature. À l’inverse, l’aristocratie locale occupe d’immenses demeures, où le simple juge semble écrasé par les fastueuses moulures. L’horizontalité des étendues naturelles, où les personnages ne sont qu’un détail, s’oppose à la verticalité des bâtisses luxueuses, dont les plafonds sont ornés de rideaux délimitant le cadre. Entre eux se situent les mafieux, figures criminelles et pourtant aimées des villageois car garants des sacro-saintes traditions, sans cesse mobiles, qui se déplacent à cheval « d’un monde à l’autre ». Lorsque le cinéaste pénètre enfin le repaire de Massaro Turi Passalacqua (le parrain interprété par un excellent Charles Vanel), c’est dans un superbe clair-obscur, symbole de leurs intentions et de leurs mystères. Souvent, le cinéaste filme son héros au premier plan, occupant la moitié du champ alors qu’une action est en train de se dérouler derrière lui. Une manière d’inscrire l’homme de loi dans un microcosme dont chacun des éléments lui semble étranger. De même, certains mystères se dévoilent à lui par touches, à l’image de Teresa (Jone Salinas), la femme du baron, qui n’est évoquée qu’au travers du son des notes qu’elle joue sur son piano. Le long-métrage passe ainsi par une exécution formelle symbolique afin de révéler le cœur de son intrigue : le fonctionnement corrompu et inégalitaire de ses institutions.
Dès sa première apparition, le baron devient la personnification de ce système de classes bien établi : allongé dans un lit somptueux, il est cadré à travers un miroir, en train de donner des ordres à des mafieux. Le crime organisé est devenu une milice employée par les puissants pour maintenir le peuple dans un sentiment d’insécurité. Ces prolétaires, victimes des agissements des malfrats, sont également tributaires de l’aristocratie, Lo Vasto ayant décidé de fermer la mine qui procurait du travail à toute la région. Cette vision marxiste rejoint les thématiques chères à Pietro Germi (en témoigne Il Ferroviere qu’il tourne en 56), lui-même ancien travailleur de la marine marchande, comme l’évoque Jean A. Gili dans son interview présente en bonus. Bien qu’originaire de Palerme (certains habitants conviennent que la ville n’est pas la « vraie » Sicile), le juge est totalement étranger aux us et coutumes. Il rappelle en cela le rôle tenu par Franco Nero dans le très bon La Mafia fait la loi de Damiano Damiani, également édité chez Make My Day !, et basé sur un postulat assez similaire. La communauté est régie par ses propres règles et ses propres codes (on vient au travail à dix heures) et le mot d’ordre pour tout citadin est de ne surtout pas heurter les sensibilités et les traditions. L’omerta règne, personne ne parle, la justice elle-même est bafouée (en témoigne cette scène de procès qui vire à l’émeute) et la police, raillée. L’ancien magistrat démissionnaire que Guido croise à la gare en arrivant, lui offre même la possibilité de partir tant qu’il est encore temps. Cette chance va de nouveau se présenter à lui, au détour d’une scène pivot, son refus renforçant in fine sa croisade éthique et son engagement. Dans son introduction, Jean-Baptiste Thoret note qu’une trinité se partage le pouvoir en Sicile, entre alliances et trahisons : l’État, les aristocrates et la mafia (cette dernière étant d’ailleurs représentée à l’écran pour la première fois, selon le critique). Deux séquences résument la mentalité sicilienne : dans la première, un garçon mourant refuse de donner le nom de son assassin mais déclare « Si je meurs, je lui pardonne, si je survis, je le tue ». Une manière de mettre la loi du Talion en avant en excluant de fait, la législation en place. L’autre est cet amusant passage où les musiciens d’une fête de mariage doivent jouer plus fort pour couvrir le bruit des coups de feu. Une culture du mensonge et de la dissimulation qui façonne des êtres pourtant terriblement attachants.
La réussite d’Au Nom de la loi tient en partie dans sa faculté à agglomérer ses thématiques et sa charge politique, à une galerie de personnages attachants, au sein d’un canevas bien connu, celui du western. Nourri au cinéma hollywoodien, principalement au film noir de l’âge d’or, dont on retrouve quelques échos ici, notamment dans sa dernière partie, Germi fait montre d’une véritable affection pour le genre et ses grandes figures. Un café qui se change en saloon, un juge qui revêt le rôle de shérif, des silhouettes de mafieux à cheval sur la crête d’une colline, un vol de charrette digne d’une attaque de diligence, autant de figures propres à l’Ouest sauvage. La bande-originale de Carlo Rustichelli, semble, quant à elle, tout droit tirée d’une fresque à grand spectacle, offrant une ampleur inattendue à ce drame. Si son point de départ (un homme de loi doit affronter seul la corruption d’une petite bourgade) renvoie au Train sifflera trois fois – Jean A. Gili évoque même une ressemblance entre Girotti et Gary Cooper -, les influences revendiquées par le cinéaste sont plutôt à chercher du côté de John Ford. L’humanisme et la tendresse qui se dégagent de ces marginaux, ainsi que le poignant discours quasi utopiste qui clôture le film, évoquent, sans aucun doute, le maître américain. Ici, pas de manichéisme, tous les habitants du village (ou presque, le baron fait exception, appuyant la dimension marxiste du récit) dévoile un regard tendre et compatissant, à l’image de Charles Vanel, parrain violent qui se révèle être un père aimant. De même, Vanni, une simple petite frappe, se mue en véritable héros tragique, quant au couple d’adolescents, ils apportent une dimension intimiste et littéralement romantique à l’intrigue criminelle. La recherche de romanesque a d’ailleurs été reproché au réalisateur par la critique italienne, majoritairement communiste, accusé de dévier de la simple lutte des classes, comme le révèle Gili. Cette idylle, et sa conclusion tragique, apportent pourtant un supplément d’âme à un long-métrage aussi lyrique qu’engagé, nouvelle pépite proposée par Jean-Baptiste Thoret, qui mérite définitivement d’imposer son auteur à la place qui lui est due.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.
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