Garde-frontière pour le compte de l’armée, Jess Remsberg a pour mission de conduire un détachement à travers un territoire hostile jusqu’à Ford Conchos. Mais derrière cette volonté de mener à bien sa fonction d’éclaireur, il cherche à retrouver le meurtrier qui a scalpé sa femme comanche. Il entreprend ce périple en compagnie de quelques individus parmi lesquels se cache sans doute le suspect. Elle Grange fuit un mari raciste et désespérément amoureux. Toller, joueur professionnel et dresseur de chevaux, participe à l’aventure pour ramener intact le convoi. Enfin, le lieutenant McAllister, ami de Jess, promu général, entend mener à bien son expédition, quitte à sacrifier ses jeunes recrues inexpérimentées. Menée par un certain Chata, la tribu indienne ne compte pas laisser passer ce convoi. Tout ce beau monde a rendez-vous dans la vallée du Diable.
Genèse d’un film
Tiré du roman inédit Apache Rising, La Bataille de la vallée du diable (Duel at Diablo) est considérée comme l’adaptation la plus fidèle de Martin H. Albert. Et pour cause, ce dernier a écrit la première version du scénario avant que Michael Grilikhes n’en reprenne officiellement l’écriture. Mais, la participation de Grilikhes se résumerait au fait qu’il ait initialement acheté les droits du roman avec Stuart W. Cramer. La personnalité de l’écrivain reste fortement présente dans ce western moderne qui anticipe de manière éclatante les thématiques à l’œuvre à l’orée des années 70, à commencer par le deuxième western réalisé par Ralph Nelson, Le Soldat bleu (Soldier blue, 1970).
Un casting hétéroclite et moderne
James Garner n’avait pas accepté de jouer au cinéma dans un western depuis sept ans date à laquelle il fait le pitre dans Ne tirez pas sur le bandit de Norman Z. McLeod (Alias jesse James, 1959). Parallèlement, il tourne pour la télévision en 1960 son dernier épisode de Maverick (Maverick, 1957-62).
Le choix de Bibi Andersson s’avère surprenant. Il s’agit de son premier film hollywoodien, tournant la même année Persona (Persona, 1962) d’Ingmar Bergman. L’actrice suédoise attendra quatre ans pour jouer dans un autre film américain, La Lettre du Kremlin (The kremlin letter, 1970) de John Huston. Curieux, ce casting peut sans doute être attribuer à Ralph Nelson qui s’éloigne des conventions, et notamment des critères normatifs de beauté. Avec son visage aux traits particuliers, un peu durs, Bibi Andersson n’est pas sans rappeler Candice Bergen dans Le Soldat bleu, d’autant que celle-ci incarnait aussi une femme indépendante ayant jetée son dévolu sur un cheyenne.
L’acteur-réalisateur afro-américain Sidney Poitier mène, depuis sa première prestation dans l’excellent La Porte s’ouvre (No way out, 1950) de Joseph L. Mankiewicz, une carrière judicieuse avec une prédilection pour des films engagés prenant parti pour la cause des noirs. Nommé aux Oscars en1959 avec La Chaîne (The defiant ones, 1958) de Stanley Kramer, il remporte la plus haute distinction en 1964 avec Le Lys des champs (Lilies of the field, 1963) film édifiant réalisé par Ralph Nelson. Rien d’étonnant de le retrouver alors dans La Bataille de la vallée du Diable du même cinéaste dans un rôle à contre-emploi, celui d’un dandy maniant le revolver avec dextérité que l’on aurait très bien pu voir jouer par un blanc ; la couleur de la peau n’ayant guère d’importante.
Autre comédien à contre-emploi, habitué des westerns, Denis Weaver se voit offrir pour la première fois de sa carrière un rôle de méchant. On l’a aperçu dans quelques Bud Boetticher (7 hommes à abattre (Seven men from now, 1956), Le Déserteur de Fort Alamo (The man from the Alamo, 1953) et dans La Soif du mal (Touch of evil, 1958) d’Orson Welles. Enfin, le britannique Bill Travers aperçu chez Terence Fisher et dans Gorgo (Gorgo, 1961) d’Eugène Lourié, endosse un personnage étrange, celui d’un général humain mais que sa détermination va pousser vers une forme de folie.
Ralph Nelson, entre artisan hollywoodien et auteur ?
La carrière de Ralph Nelson est assez curieuse. Il apparait souvent comme l’homme d’un seul film, Le Soldat bleu, western atypique s’achevant sur un massacre insoutenable qui a hérissé la censure en son temps. Il n’a rien d’un nostalgique du vieil Ouest, revêtant le costume du franc-tireur bien décidé à revisiter le genre à sa façon. Formé à la télévision comme ses comparses Arthur Penn, John Frankenheimer ou encore Sidney Lumet, il n’a cependant jamais connu la consécration, suscitant au mieux une forme d’estime polie. Il débute en 1962 avec un film sur le sport, Requiem pour un champion (Requiem for a Heavyweight, 1962) et enchaîne avec Le Lys des champs (Lilies of the fields, 1962). Il réalise ensuite des comédies (La grande bagarre (Soldier in the rain, 1963), Grand méchant loup appelle (Father Goose, 1964)) et des films noirs (Le crash mystérieux (Fate in the hunter, 1964), Les tueurs de San Francisco (Once a thief, 1965)) mais prouvera la pleine mesure de son talent avec La Bataille de la vallée du Diable, incursion aussi brillante que mésestimée au sein du western. Ce cinéaste souvent controversé, accusé de complaisance, a bifurqué dans le cinéma fantastique à plusieurs reprises avec notamment Charly (Charly, 1968), adaptation curieuse de Des fleurs pour Algernon (Flowers of Algernon, 1966) de Daniel Keyes et Embryo (Embryo, 1976). Quelque part entre l’auteur et l’artisan, Nelson n’a jamais vraiment trouvé sa place dans un contexte des années 60 où il fallait choisir.
Les années 60 : La fin de l’Ouest
En 1966, le western hollywoodien n’est plus que le vestige d’un passé glorieux. Les grandes gloires ne tournent plus, à l’exception, d’Howard Hawks et Henry Hathaway. Quelques films tout de même, NevadaSmith (Nevada Smith, 1966), Les professionnels (The professionals, 1966) et L’homme de la sierra (titre, 1966), déjà sous grande influence européenne, mais la mode est passée. Après l’assassinat de Kennedy, l’innocence de l’Amérique s’est volatilisée, une génération de cinéastes, davantage orientés sur les problèmes politiques contemporains, émerge. Au même moment, le genre explose en Europe. Rien qu’en 1966, une soixantaine de westerns dit « spaghettis » sont produits dont deux chefs-d’œuvre : Le Bon, la brute et le truand (Il buono, il brutto, il cattivo, 1966) de Sergio Leone et Django (Django, 1966) de Sergio Corbucci.
Souvent oublié des dictionnaires, La Bataille de la vallée du Diable n’en reste pas moins un excellent western politique, jamais manichéen, toujours soucieux de raconter une histoire en intégrant de multiples personnages clés, dont chacune des motivations révèle la profonde ambivalence de l’être humain, sans parti pris de la part des scénaristes.
En évoquant une sorte de mission suicide au cœur d’un territoire dont les blancs ne connaissent pas la complexité topographique, Ralph Nelson (et Marvin Albert qui était un citoyen engagé) fait directement allusion à la guerre du Vietnam. Un an avant la sortie du film, les États-Unis sont intervenus massivement au Vietnam après la résolution du golfe du Tonkin d’août 1964) (texte qui autorise l’intervention militaire suite à un incident sans la demande de permission au congrès). La coïncidence est trop importante pour ne pas discerner un parallèle entre l’épisode sanglant imaginé par Albert et l’enlisement des soldats américains sur le sol sud-est asiatique. Au début du film, Le lieutenant McAllister est par ailleurs inquiet d’envoyer sur le front des jeunes recrues inexpérimentées, pleins d’espoir, souhaitant servir leur pays sans savoir où cet élan patriotique va les mener.
La lucidité du cinéaste en s’appuyant sur la solidité d’un scénario remarquablement écrit est particulièrement frappante quant au traitement des indiens. Terminé le simplisme du gentil cowboy et du méchant indien. On le sait depuis longtemps cela dit, les années 50 s’en sont chargés de la plus éclatante des manières avec des chefs d’œuvre comme La Dernière chasse (the last hunt, 1956) de Richard Brooks ou La Captive aux yeux clairs (The big sky, 1952) de Howard Hawks. Mais, cette réhabilitation de l’Amérindien n’était pas sans un certain idéalisme, réhabilitant le mythe du bon sauvage. Ralph Nelson montre avant tous les autochtones comme des humains, ni bons ni mauvais, embrigadés dans un conflit dont ils se seraient sans doute bien passés. Mais, ils se montrent belliqueux et même barbares car la guerre est sale et elle n’épargne personne. Le mythe du bon sauvage n’est pas le cœur du récit, le film anticipant plutôt le génial et désespéré Fureur Apache de Robert Aldrich, injustement taxé de raciste à sa sortie en 1972.
La horde de salopards
Ce contexte historico-politique ne doit pas faire oublier le nerf du récit de ce film complexe, articulé autour de personnages à la personnalité inhabituelle pour un western mais aussi pour un film américain.
Le thème de la dualité, du double cher à Marvin Albert n’est pas évincé mais prend une dimension plus protéiforme, éclatée. Les personnages principaux, y compris Ellen, pourraient incarner les facettes multiples de toute la psychologie d’un être humain à part entière.
La structure narrative d’un western classique est souvent binaire, jouant sur l’opposition de deux visions idéologiques, l’une représentant le bien et l’autre le mal avec toutes les nuances que cela suppose. La Bataille de la vallée du Diable est travaillé par un éclatement du récit par cinq personnages qui ont presque tous autant d’importance les uns que les autres, même si le héros semble idéalement personnifié par Jess.
Ce dernier, aussi droit dans ses bottes qu’il soit, est avant tout animé par une soif de vengeance dépassant toute considération morale. Quant à Toller, il affiche une nonchalance de riche parvenu qui empêche toute lecture politique. Marvin Albert l’intègre au système sans que la couleur de la peau n’interfère, ce qui peut paraître anachronique en pleine guerre de Sécession. Ce « révisionnisme » volontaire implique une distance, une décontextualisation, rappelant qu’en 65, la lutte pour les droits civiques est toujours d’actualité et que les afro-américains doivent commencer à être réellement intégrés dans le système. Toller apparaît comme une figure un peu surréaliste et non polémique, une sorte d’observateur n’appartenant à aucun camp, sauf celui qui paye, scrutant la petite tragi-comédie qui agite les autres personnages beaucoup plus terre à terre, ancrés dans un réel où suintent les colts et la poussière, le sang et la mort. D’un point de vue historique c’est sans doute une hérésie, mais c’est une manière de situer le film dans une contemporanéité libératrice, c’est-à-dire de se débarrasser d’un discours antiraciste bien-pensant.
C’est le cas du mari d’Ellen, Willard Grange, pathologiquement raciste et obsédé par le fait que sa femme ait pu coucher avec un Apache, et pire, avoir un enfant avec lui. Aussi pathétique soit-il, Willard n’est pas présenté comme l’ordure de service, juste un pauvre homme trompé par sa femme qui a développé une détestation viscérale envers les Amérindiens. Son personnage suinte la peur de l’autre, de ce qu’il ne connait ni ne maîtrise, ce qui le rend presque touchant.
Enfin, le lieutenant McAllister finit par être aveuglé par sa mission en dépit de son apparente lucidité avant de partir s’engouffrer dans la vallée du Diable. Au lieu de rebrousser chemin pendant qu’il est encore temps, il décide d’aller jusqu’au bout, sacrifiant la cavalerie au nom d’un combat sans doute perdu d’avance. On pense au légendaire général Custer mais avec une différence de taille : McAllister ne fait pas des Amérindiens une race à exterminer, il reste humain. Il sombre progressivement dans la folie où, sur son cheval, il combat un ennemi invisible après une blessure. Mais il n’hésitera pas à déclarer dans un éclair de lucidité, « bienvenue à notre lit de mort ou à la victoire » à la fin du film, ne sachant plus très bien si toute cette tuerie a réellement un sens.
La squaw, le féminisme en marche
Loin d’être la potiche de service, ou la mégère derrière ses fourneaux ou encore la prostituée classique des saloon, Ellen aspire à une émancipation, à son statut de femme libre pouvant choisir le camp qu’elle souhaite. Son désir de sortir des conventions, d’être maîtresse de son destin, l’a poussé dans les bras d’un chef indien, devenant ainsi « une squaw ».
Ces portraits de femmes fortes, à l’épicentre de combats de coqs, se retrouvent souvent dans la littérature de Marvin Albert et donc dans ses westerns adaptés pour le grand écran. Voilà ce qui différencie Ellen des autres squaws enlevées par des indiens, thème qu’on retrouve de La Prisonnière du désert à Fureur apache : c’est sa détermination.
Pour Ralph Nelson, diriger une actrice suédoise spécialisée dans des films d’auteurs difficiles, est aussi une manière de se rattacher à une sensibilité européenne, point commun qu’il partage avec beaucoup de réalisateurs américains issus des années 60. Offrir un rôle de faire valoir à l’actrice de Persona (Persona, 1966) aurait été perçu comme une faute de goût majeure, piège dans lequel nombre de tâcherons succomberont par la suite.
Du western au film noir
La profusion des personnages et la construction de l’intrigue éloignent le film du western classique pour s’orienter délibérément du côté du film noir.
Marvin H. Albert avait bien conscience de la limite des thèmes abordés dans les westerns articulés autour de la violence. Cependant, il en élargissait le cadre par des intrigues flirtant avec le polar, genre qu’il maitrisait à la perfection. De la série noire, il garde dans ses westerns, les intrigues tortueuses, la complexité des rapports entre des personnages troubles, la ligne incertaine qui sépare le bien et le mal et les ambiances sombres et crépusculaires. Dans La Bataille de la vallée du diable, la filiation est d’autant plus évidente qu’une enquête autour de l’identité du meurtrier est au centre de l’histoire, créant un suspense assez rare dans le western. Cet aspect whodunit apporte une dimension insolite plutôt jouissive même si la révélation n’est pas si surprenante.
À l’instar de Violence à Jéricho, le dernier western de Marvin H. Albert, le film débute par une séquence magistrale, immersion en pleine action, tranchant avec l’architecture orthodoxe d’un western traditionnel. Dans les montagnes rocheuses, paysages désertiques, Jess sauve une femme poursuivie par les apaches. Elle ne fuit pas une mort possible, juste l’impossibilité de vivre avec eux. La mise en scène magnifiée par ses superbes plans aériens et la musique pop de Noel Hefti, est magistrale. Le massacre final se déroulera à nouveau dans ce lieu maudit. Les scénarios de Marvin Albert forment souvent des boucles où une scène inaugurale annonce un épilogue se terminant dans un bain de sang.
Ce n’est pas la moindre qualité de ce western hybride et fascinant à la jonction du classicisme des meilleurs fleurons du genre et d’une modernité en germe dans le traitement de la violence et des personnages.
(texte issu du combo DVD/Blu- Ray Les Tueurs de l’Ouest de Eugenio Matin édité par Artus Film autour des adatpation s des livres de Marvin Albert, western ailleurs étonnant toujours disponible en digibook)
La bataille de la vallée du diable est éditée en combo DVD / Blu-Ray chez Sidonis-Calysta avec une présentation de Jean-François Giré et un documentaire sur Sydney Poitier en bonus.
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