Cinéaste à qui l’on doit plusieurs gros succès populaires dans la France de l’après-guerre (Jeux Interdits et Plein Soleil par exemple), René Clément débute d’abord au cours des années 30. Il s’exerce dans l’animation (César chez les Gaulois), le documentaire (entre autres, La Symphonie française du travail et son premier long-métrage, La Bataille du Rail) travaille notamment aux côtés de Jacques Tati (acteur principal et scénariste du court Soigne ton gauche) ou Jean Cocteau (qu’il assiste sur La Belle et la Bête). Cette pluralité palpable dès le commencement de sa carrière ne se démentira pas par la suite, en attestent les différents genres auxquels il s’est essayé, ainsi que les nombreuses têtes d’affiche qu’il a pu diriger de Jean Gabin à Alain Delon en passant par Charles Bronson, Jane Fonda ou Orson Welles. En dépit d’une multitude de prix reçus à Cannes, la Mostra ou aux Oscars (deux fois celui du meilleur film en langue étrangère), sa reconnaissance et sa postérité souffrent des attaques répétées (néanmoins plus nuancées que ce que l’inconscient collectif a bien voulu retenir) de critiques tels que François Truffaut. En conséquence, il se voit régulièrement assimilé à des réalisateurs tels que Claude Autant-Lara ou Jean Dellanoy, rassemblés sous l’étiquette péjorative « qualité française ». Cependant, il laisse derrière lui une œuvre non négligeable, aux atouts parfois minorés, ayant largement résisté à l’épreuve du temps, qui mérite d’être redécouverte. En 1949, sur la base d’un scénario signé du duo Cesare Zavattini/Suso Cecchi d’Amico (aux côtés du producteur Alfredo Guarini) à qui l’on doit le script du Voleur de Bicyclette, adapté par Jean Aurenche et Pierre Bost, tandem phare du cinéma hexagonal de l’époque il signe Au-delà des grilles. Le rôle principal est confié à Jean Gabin, qui attaque déjà une troisième phase de sa carrière, après le music-hall et l’opérette, puis la consécration sur grand-écran jusqu’à l’avant-guerre. L’acteur expatrié durant le conflit puis engagé dans le combat, cherche à retrouver sa place : le succès de Martin Roumagnac de Georges Lacombe en 1946, précède l’échec l’année suivante de Miroir de Raymond Lamy. Il partage ici l’affiche avec Isa Miranda, comédienne italienne révélée en 1934 chez Max Ophüls pour La Dame de tout le monde, francophone, elle venait de tourner dans L’Aventure commence demain de Richard Pottier. Restauré en 4K, le film est disponible pour la première fois en Blu-Ray chez M6 Vidéo qui le propose en combo avec le DVD.
Pierre (Jean Gabin), un homme recherché par la police française pour le meurtre de sa maîtresse infidèle, s’enfuit clandestinement sur un cargo. Souffrant d’une rage de dents insupportable, il fait escale à Gênes en Italie. Aidé par Cecchina (Vera Talchi) , une petite fille, il fait bientôt la rencontre de la mère de celle-ci, Marta…
Format 4/3, thème à la dimension tragique composé par Roman Vlad, images en Noir & Blanc d’un bateau arrivant au port tandis que les crédits se superposent, se fondent les uns sur les autres, ainsi commence Au-delà des grilles, ne laissant que peu de doute sur sa tonalité résolument dramatique. Fausse impression de paysage de carte postale, immédiatement contrariée par les plans suivants. La caméra se rapproche peu à peu du navire, jusqu’à nous plonger dans les cales et introduire Pierre, un homme abattu qui paraît presque déjà condamné. Le décor aux airs de cellule de prison et le recours aux surcadrages, étouffent le protagoniste, briment ses mouvements. Diminué par les douleurs, sale et mal rasé, il semble ne plus croire en rien, avancer péniblement vers un destin qu’il sait d’avance terrible. La barrière de la langue, constitue une faiblesse supplémentaire, l’exposant aux quiproquos et aux escroqueries, conditionnant ses mouvements au sein de la ville. Solitaire forcé à la discrétion, peu complaisant à son égard (il ne lésine pas sur les remarques péjoratives le concernant), il erre sans but et sans envie dans les rues. Ce personnage taciturne, peu aimable, coupable et malgré tout attachant, rappelle à l’un des derniers rôles phares de son interprète avant la Seconde Guerre Mondiale, François, l’ouvrier qu’il incarnait dans Le Jour se lève de Marcel Carné. En un sens, René Clément a perçu à travers le scénario qu’il met en scène, l’opportunité de créer une continuité palpable pour le public quant à l’imaginaire que véhicule Jean Gabin, tout en le réinventant en terrain nouveau, l’Italie. Sa façon de l’observer évoluer, déambuler au cœur de la cité, tel un objet d’étude à part entière, renvoie à ses débuts de cinéaste documentaire tout en traduisant un second dessein formel ambitieux et assumé, se poser comme le versant français du néo-réalisme italien, avec Roberto Rossellini en ligne de mire. Le tournage loin des studios et en décors naturels (à l’aide de caméras cachées), occasionne de saisissantes visions, lesquelles attestent d’un regard véritable, loin de la contrefaçon parfois dénoncée par ses détracteurs. Gênes, ville à double visage, vivante et fourmillante le jour dans ses centres attractifs, se révèle nettement plus inquiétante la nuit, l’état de ruine caractéristique de certains quartiers, inspire un sentiment d’abandon. À l’approche de la moitié du récit, le réalisateur contemple quelques secondes durant son acteur en gros plan, cigarette en bouche, le visage coincé entre les grilles du port (celles du titre). Une image forte illustrant une forme d’impasse pour le héros, précédant une seconde partie en forme de fuite en avant désespérée, ponctuée de quelques percées lumineuses inattendues.
Comme un signe de fatalité, la première rencontre, un pur hasard, entre Pierre et Marta, a lieu dans un commissariat. Plus tard, quelques minutes après lui avoir dit adieu, le protagoniste vient à son secours, alors qu’elle est poursuivie par un mari violent dont elle est séparée (les jeux d’ombres lors de cette séquence ne manquent pas de faire penser au Troisième Homme de Carol Reed). Mère célibataire menant une vie modeste, parlant couramment français (on apprend qu’elle a vécu à Nice, où sa fille Cecchina est née), elle lui avouera n’avoir jamais été heureuse. Le rapprochement entre les deux individus s’inscrit quasi instantanément sous le prisme du malheur. « C’est un drôle de truc la vie » lâche avec nonchalance un protagoniste rattrapé par la possibilité imprévue d’un nouveau départ. En dépit de leurs efforts respectifs, les deux personnages sont en proie à un passé qui ne peut les laisser respirer librement. L’un recherché par les autorités, l’autre sous la menace constante du père de sa fille prêt à tout pour parvenir à ses fins, sans parler de ragots mal intentionnés colportés par le voisinage. Néanmoins, Pierre semble animé par une dernière pulsion de vie, à la fois rassurante, nécessaire, mais aussi douloureuse, comme s’il s’agissait d’une étape préalable à une inéluctable condamnation. Sa façon de subitement dépenser sans compter, se montrer attentionné, ne peux dissimuler sa réelle nature : seul compte le présent, le futur n’existe pas pour lui, en atteste son incapacité à envisager une issue positive. C’est bien là, l’aspect le plus déchirant d’Au-delà des grilles, même lorsque qu’un semblant de bonheur émerge (voir les sourires radieux sur le visage de Marta), le spleen et le désespoir du héros tendent à le contaminer. Comédienne trop peu souvent citée, Isa Miranda, guère impressionnée par le charisme naturel de son partenaire de jeu, livre une très belle composition de femme en lutte à la sensibilité à fleur de peau, assez loin des stéréotypes dominants, elle a récolté pour ce rôle un prix d’interprétation mérité au Festival de Cannes. Beau mélodrame délocalisé, emmené par un tandem de haute volée, le long-métrage se pose comme une hybridation réussie entre le réalisme poétique français et le néo-réalisme italien. Un cinéma à l’identité clairement définie, inscrite dans un héritage classique aux horizons pourtant sensiblement plus vastes. Récompensé par l’Oscar du meilleur film en langue étrangère (le premier pour René Clément, deux ans avant Jeux Interdits), il fut également un très beau succès réunissant à sa sortie plus de deux millions de spectateurs.
L’édition concoctée par M6 Vidéo, outre sa superbe restauration, n’est pas avare en suppléments. Un document de près d’une trentaine de minutes en compagnie de Denitza Bantcheva, biographe de René Clément, nous replonge dans les coulisses du film, avec pléthore d’anecdotes. Elle évoque notamment l’origine du projet, une commande du producteur Alfredo Guarini adressée à René Clément, bâtie autour de son épouse de l’époque, Isa Miranda, afin de relancer la carrière de cette dernière. Elle se livre dans un deuxième temps à une analyse plus poussée du long-métrage, qu’elle considère comme une métaphore de la fin d’un 7ème art d’avant-guerre, invoquant la nécessité de bâtir de nouveaux courants esthétiques. Jean-Claude Missiaen revient quant à lui sur la rencontre entre René Clément et Jean Gabin, tandis que Costa-Gavras, qui fut son assistant à deux reprises (Le Jour et l’Heure et Les Félins), ne cache pas son admiration pour le metteur en scène. Le réalisateur de Z et L’Aveu, mentionne avec passion les singularités et atouts de son cinéma. Enfin, Johanna Clément, veuve du cinéaste, apporte également son regard sur le travail de son mari.
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