Riccardo Freda & Mario Bava – « Les Vampires » (« I Vampiri ») (1957)

Avant d’être le fondateur du giallo, Mario Bava commença sa carrière en tant que responsable des effets spéciaux et chef-opérateur, fonction qu’il conservera d’ailleurs sur la plupart de ses films. En 1957, il collabore avec le grand Riccardo Freda sur un projet qui va connaître une gestation plus que houleuse : Les Vampires. Alors que le réalisateur de L’Évadé du bagne est en pleine exploration du péplum et du film de cape et d’épée (Spartacus, Le Château des amants maudits), il décide de sessayer au cinéma dhorreur, une première en Italie depuis lavènement du parlant. Il sadjoint les services de Piero Regnoli (auteur de LAvion de lApocalypse dUmberto Lenzi, entre autres) et de Bava lui-même (sous le pseudonyme de Rijk Sijoström), et rédigent tous trois un scénario quelque part entre l’atmosphère parisienne du feuilleton de Louis Feuillade et la légende noire de la Comtesse Bathory. Laction se déroule à Paris en 1956. Le cadavre d’une jeune femme est retrouvé dans la Seine. Peu de temps après, une comédienne est enlevée dans sa loge. Parallèlement à la police, un jeune journaliste, Pierre Lantin (Dario Michaelis), mène l’enquête sur le mystérieux tueur en série, appelé « le Vampire ». Mais son travail est constamment interrompu par les avances répétées de la belle et riche Gisèle (Gianna Maria Canale), nièce de la Duchesse du GrandAprès avoir parié – lors dune partie de cartes selon la légende – avec ses producteurs Luigi Carpentieri et Ermanno Donati (derrière des succès tels que La Mafia fait la loi ou Navajo Joe) quil parviendrait à mettre en boîte un long-métrage en seulement douze jours, le cinéaste sattelle donc à la mise en images du script. Pour ce faire, il engage donc également Mario Bava comme directeur de la photographie, après que les deux hommes aient décollaboré de manière officieuse par le passé, notamment sur Théodora, impératrice de Byzance. Dix jours après le début du tournage, Freda réalise quil ne parviendra jamais à tenir les délais et abandonne son fauteuil. Le futur metteur en scène des Chiens enragés est donc engagé pour prendre la relève (avec la bénédiction de son aîné) et doit en urgence réécrire une partie de la conclusion afin de boucler le tout en seulement quarante-huit heures. Pari réussi pour une œuvre étrange, certes bancale, mais représentative de lapproche de ses deux créateurs, désormais disponible dans un superbe mediabook Blu-Ray / DVD édité par Sidonis-Calysta.

© copyright Sidonis-Calysta 2022

Dès son générique, Les Vampires ancre son action dans un Paris fantasmé de carte postale. Des plans sur la tour Eiffel, les quais de Seine et Notre-Dame qui témoignent dune certaine fascination de Riccardo Freda pour la capitale française, également perceptible dans son adaptation des Misérables. Mais passée cette entrée, la Ville Lumière est résumée à quelques ruelles dont les monuments les plus connus sont ajoutés par le truchement deffets visuels ou de matte paintings. Il en résulte une sensation de scénographie sans profondeur dont lartificialité renvoie à deux des passions du cinéaste, le théâtre et lopéra. Loin d’être uniquement dû à des contraintes budgétaires, cette volonté transparaît également lors des séquences en intérieur (lors de lenlèvement de la jeune Nora par exemple), dont les immenses décors ont été conçus par Beni Montresor, qui a notamment travaillé pour le Metropolitan Opera ou La Scala. Néanmoins, ce parti pris très factice, renforce la sensation de jeu statique, guindé, des acteurs qui se retrouvent souvent à s’échanger leurs répliques face caméra, totalement en opposition avec le courant néoréalisme alors en vogue en Italie, comme le précise Christophe Gans dans son interview proposée en bonus. Ces codes quelque peu datés témoignent dun cinéaste qui nest plus en phase avec son époque. La mise en scène se révèle également très illustrative, les personnages sont souvent introduits par leur nom, sur la Une dun journal ou un dossier médical, avant dapparaître à l’écran. Pourtant, par son choix de mêler les genres, à mi-chemin entre enquête policière et horreur pure I Vampiri constitue le premier pas pour Freda dans le registre du gothique, genre quil va aborder de nouveau, et avec plus de succès, dans le très bon LEffroyable secret du Docteur Hichcock. Le long-métrage prend parfois les atours dun pur geste pulp, autant inspiré par le comic book (le rôle du savant fou et de son assistant) que par la tradition du feuilleton ou du Grand Guignol. Ce dernier point, bien plus perceptible dans les excès sanguinolents du premier jet du scénario, semble dailleurs amoindri par les diverses réécritures opérées par Bava, selon Gans. Le jeune réalisateur de quarante-deux ans, qui retrouvera son mentor (de cinq ans son aîné !) quelques années plus tard pour Caltiki, le monstre immortel malgré leurs relations compliquées et leurs personnalités opposées, réalise un baptême du feu qui contient en germe toute lessence de son cinéma.

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Appelé en urgence pour boucler le long-métrage, Mario Bava na certes pas les coudées franches, obligé de faire des coupes dans le script original. Ainsi, lhomme de main Joseph Signoret (Paul Muller), originalement pensé comme décapité et ramené à la vie, est réduit à un simple héroïnomane dont la toxicomanie est justifiée au travers de longs tunnels de dialogues. Initialement personnage secondaire, Lantin devient le héros du récit et de nombreuses zones dombres entachent la compréhension de lintrigue. Pourtant, le cinéaste débutant samuse à plonger son film dans un surnaturel salutaire que son aîné avait jusqualors cherché à éviter en rationalisant chaque rebondissement, comme en témoigne la séquence où le protagoniste se trompe de rue. Jusque-là cantonné à exercer sa maestria formelle au détour de quelques plans (voir ce long mouvement de caméra qui remonte la cage descalier dun immeuble ou ces grands aplats de blancs zébrés dombres), le metteur en scène déploie tout son talent lors dun dernier acte gothique et horrifique. Christophe Gans revient sur les expériences passées de Bava au sein du cinéma de Freda (cameraman sur Spartacus, responsable des effets spéciaux sur Théodora, impératrice de Byzance et Le Château des maudits) et évoque lhydre à deux têtes que le jeune artiste constitue avec son père Eugenio. En effet, ce dernier, créateur deffets spéciaux et maître à penser de son fils, va devenir son assistant, démiurge du fantastique qui donne naissance au trucage le plus marquant du film, celui de la métamorphose de la Duchesse. Incroyable tour de force technique, cette transformation se retrouvera telle quelle dans Le Masque du démon , véritable première œuvre de Bava, le final des Vampires anticipant d’ailleurs sur ce chef-d’œuvre matriciel : la crypte dun cimetière embrumé constellé de de crânes et de cierges, les sculptures extrêmement sexuées du manoir, ou même la pièce cachée derrière une cheminée. Le décor baroque de lappartement où se rend Lorette, préfigure quant à lui le giallo fondateur La Fille qui en savait trop, et les éléments de SF mêlés aux architectures gothiques, accompagnés par les notes de thérémine de Roman Vlad (compositeur sur Au-delà des grilles), renvoient à La Planète des vampires. La figure de Giselle (interprétée par Gianna Maria Canale, alors compagne de Riccardo Freda) se pose en vision critique et moqueuse de la grande bourgeoisie (thématique récurrente) qui roule en voiture luxueuse, organise de fastueuses soirées dans un château lugubre et senferme dans un passé idéalisé (la devise de la famille, « Je dominerai les enfers », héritée des croisades). Une vision à la fois satirique, mortifère et romantique de la jeune femme comme le note Olivier Père dans son entretien présent en supplément, qui préfigure presque inconsciemment lune des obsessions de la fin de carrière du réalisateur : la mort et le pourrissement. Film en forme de double passage de relais entre les deux mentors de Bava (Freda et son propre père), I Vampiri est une étrange œuvre bicéphale passionnante malgré ses défauts.

© copyright Sidonis-Calysta 2022

Comme toujours, Sidonis-Calysta propose une édition en tout point parfaite. Riche dun master impeccable et de fascinants suppléments, le combo se penche sur la fabrication des Vampires ainsi que son influence et sa postérité. Père aborde l’échec du film au box-office, quand Gans le place comme un objet précurseur dun genre – le fantastique gothique – que la Hammer na alors pas encore mis sur le devant de la scène. Le livret écrit par Marc Toullec et les nombreuses scènes additionnelles issues du montage américain (dont lune delles évoque linoubliable douche de Psychose) complètent ce mediabook indispensable pour tout fan du maestro.

Disponible en Médiabook Blu-Ray / DVD chez Sidonis-Calysta.

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A propos de Jean-François DICKELI

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