Commençons par témoigner toute notre reconnaissance à Richard Kovitch pour la découverte, avec son premier long métrage Penny Slinger : Out of the Shadows, de cette artiste hors-norme qu’est Penny Slinger. Car c’est un choc proche du vertige que provoque la prise de contact avec son inspiration. Certains – je parle un peu en mon nom – connaissaient Penny Slinger, sans le savoir, pour ses collaborations en tant qu’actrice avec Jane Arden, une autre artiste des limites, ce qui donne un aperçu – partiel – de ses affiliations avec la contre-culture londonienne des années 70, bien qu’en réalité Penny Slinger s’affranchisse de tout mouvement pour élaborer un univers qui même dans sa contestation, sa subversion politique et sociale n’appartient qu’à elle.

‘Lilford Hall’, 16mm, Peter Whitehead & Penny Slinger (c) 1969

Exemplaire tant dans ses choix structurels et esthétiques que dans son montage, Penny Slinger : Out of the Shadows donne avant tout pleinement la parole aux productions de Penny à travers des extraits de ses films expérimentaux ou de ses participations aux films des autres, parcourant ses photocollages, nous laissant le temps de nous imprégner. La remarquable partition électro de Psychological Strategy Board, avec ses nappes mystérieuses confondant harmonies et bruits, entre en totale adéquation avec l’art de Penny Slinger, conduisant vers une balade hypnotique dans son rêve, la maison hantée par ses fantômes. On connaît le risque des témoignages à devenir vite rébarbatifs ou à contraster régulièrement par la neutralité de l’image avec l’esthétique d’une artiste. Ça n’est pas le cas ici : entre les proches qui l’ont côtoyée, les personnalités du monde artistique qui considèrent son travail aujourd’hui, mais surtout sa propre voix, ces entretiens sont particulièrement bien dosés, passionnants sans être envahissants, nous permettant de pénétrer au plus profond de la compréhension de ses collages magistraux.

Penny Slinger, still from ‘Penny Slinger – Out Of The Shadows’, Richard Kovitch (c) 2017

Amusée, toujours modeste, avec une certaine ironie, elle parle de sa carrière le sourire aux lèvres. Regardée comme une curiosité, elle ne connaîtra pas de franc succès et son univers ne semble enfin être reconnu à sa juste valeur qu’aujourd’hui. Penny Slinger : Out of the Shadows nous donne instantanément l’envie d’aller plus avant dans l’investigation et de s’immerger entièrement dans une œuvre dont il est difficile de se remettre.

‘Mouths And Masks’, 16mm film, Penny Slinger (c) 1969

Richard Kovitch commence par évoquer Penny, petite fille déjà libre et fantasque. Cette petite silhouette et ce visage enfantin parcourent son œuvre comme un leit-motiv. Penny Slinger avoue que de ces jeunes années à maintenant, malgré toutes ses expériences, elle n’a pas tant changé et qu’elle reste cette fillette curieuse aux yeux interrogatifs. Loin d’avoir une enfance difficile, ses parents la laissent décider de son propre chemin, respectant, cultivant la singularité et les différences de cette petite fille rebelle et artiste jusque dans son défaut de prononciation : « mon père m’a particulièrement fait sentir que cette différence ne me rendait pas inférieure mais signifiait que j’étais spéciale ». Elle était déjà sûre de ses choix, désirant par exemple quitter son établissement scolaire initial pour rejoindre une école religieuse. Et lorsque parfois inquiétés par son anticonformisme inadapté aux institutions ils l’emmenèrent voir un psychiatre, celui-ci leur rétorqua qu’ils devaient la laisser faire ce qu’elle voulait car elle était « très artiste ». Même lorsqu’elle commence ses études d’Art, elle contraste avec ce que l’on pourrait attendre d’une jeune femme gravitant dans le swinging sixties :

Je n’étais pas un enfant flower power, dans les années soixante. J’étais à l’école d’art de Chelsea mais je ne prenais pas des tonnes de drogue ou autre. J’étais une jeune femme totalement ambitieuse voulant trouver sa place dans le monde de l’art. 

Admiratrice du surréalisme, et en particulier de Max Ernst, elle se rend vite à l’évidence qu’il ne s’agit pas d’un art de femme, que le surréalisme est exclusivement masculin, qu’il y avait quelque chose à conquérir.

Je voulais utiliser les outils du surréalisme pour sonder la psyché féminine et la laisser ouverte.

Au nom de toutes les femmes de l’ombre, Penny Slinger est celle qui entre dans la lumière, une artiste travaillant dans l’instinct et la pulsion, en ignorant conventions et tabous, jusque dans une bisexualité qui ne s’affirme pas comme distinction mais se vit naturellement.

Penny Slinger & Suzanka Fraey, photo, Penny Slinger (c) 1969

La décision de vivre avec Peter Whitehead dès leur première rencontre obéit à cette même logique instinctive et instantanée qui rend aveugle au danger :

Nous sommes montés à l’étage et puis il a posé sa main sur mon épaule et j’ai dit « Oh putain ». Parce que je savais. (…) C’est ce qui m’a enivrée parce qu’il parlait mon langage, vraiment.

Il y a chez elle une extraordinaire frontalité de son rapport au corps, à la vie et à l’art et d’en capter les essences les plus secrètes. S’y précipiter. Suivre ses désirs, ses pulsions et ses intuitions quitte à s’y perdre. L’Art, l’existence. Voilà deux concepts chez elle indissociables. Rarement l’idée d’une création cathartique ne nous aura été aussi visible. Pour Penny Slinger, l’art n’est pas seulement vital, il EST la vie, il est son sang, sa source d’énergie, une forme de matérialisation permanente de son moi, et surtout un remède à son mal, qui le nomme, l’extirpe, pour se comprendre, une psychothérapie où achever une œuvre signifie résoudre l’énigme, trouver un chemin dans son labyrinthe intime. Aussi, An Exorcism constitue l’aboutissement de son œuvre, son sommet.

‘Bird In The Hand’, collage, from ‘An Exorcism; (1977) Penny Slinger (c) 1977

Le non-dit, l’enfoui passe à travers les photos, le jeu sur l’espace et la disproportion, les trompe-l’oeil, les figures découpées : yeux, corps, sexes travaillant simultanément ésotérisme et érotisme, et définissant son propre surréalisme. Elle est le sujet et l’objet qui se met en perspective dans l’espace, nue, toujours à découvert. Difficile de décrire la beauté de ces collages, tourmentés, impudiques, plongés dans la splendeur du songe, traversés d’une imagerie gothique et romantique, qui nous renvoient en pleine figure le désespoir, l’amour, l’esprit de lutte, et le déchirement intérieur d’une femme éclatée sublimant ses fissures. La toxicité de sa relation avec Peter Whitehead  explose dans An Exorcism comme si la matérialisation artistique révélait, éveillait sa conscience pour se défaire du trauma, comme un aboutissement final. De collage en collage on suit l’évolution de Penny Slinger, de cette petite fille restant au seuil du château, dépossédée d’abord de son identité, jusqu’à la révélation, le moment où elle possédera enfin la clé, métaphore totale. Slinger se mêle à la demeure, elle est la demeure, et son vagin confondu à la porte devient une entrée vers une identité charnelle et spirituelle. L’Art sensoriel intime de Slinger défie l’interprétation : il entre directement en connexion avec nos sens et notre inconscient.

‘Who Turns Her Back’, Collage, from ‘An Exorcism’, Penny Slinger (c) 1977

Ses collages irradient du Moi et du Ça. Dans son travail presque magique sur la psyché, créer constitue une investigation intérieure, un voyage au fond de soi. A l’intérieur de ses fascinantes maisons de poupées on trouvera soit des images pornographiques, soient des poupées désarticulées, des manifestations extrêmement violentes : les maisons comme une figure de l’âme et du fantasme, du secret, avec ses portes qu’on ne devrait jamais ouvrir : justement Penny Slinger les matérialise en nous invitant à pénétrer à l’intérieur de ces demeures, pénétrer à l’intérieur d’elle-même.

Penny Slinger participera dans les années 70 à la troupe féminine de théâtre Holocaust menée par Jane Arden, qui se donnait pour but de sonder la psyché féminine et de conquérir une scène culturelle essentiellement dominée par les hommes. The Other side of the underneath en sera l’adaptation cinématographique, magistrale plongée dans la schizophrénie d’Arden, mais à l’arrivée l’expérience, plus cathartique pour Jane que source d’émulation pour les autres actrices, se révélera quelque peu décevante, frustrante, voire éprouvante pour Penny. Le féminisme de Slinger n’est pas une conquête collective mais passe par une conquête individuelle, une direction personnelle qui ne vise pas à théoriser. L’égalité avec les hommes l’intéresse d’autant moins que c’est sa différence même en tant que femme qu’elle cultive. Elle interroge avec une grande intelligence la place de son sexe et les rapports de domination et de genre avec une subtilité qui pourrait servir de modèle à bien des féminismes. Ses représentations, installations sont ouvertement érotiques, parfois choquantes, dérangeantes, mais jamais mues par la provocation. Elles éclairent la différence entre l’art provocateur et complaisant et celui qui provoque des réactions, incite au dialogue, y compris dans les recoins les plus refoulés de celui qui le contemple.

Transfert irréprochable pour ce voyage fantasmatique. Les éditions Anti-worlds proposent un commentaire audio de Richard Kovitch, une captation d’un entretien entre Penny Slinger et le critique Chris Campion (Conversations in the Desert: An Audience with Penny Slinger (2019, 50 mins). Return to Lilford Hall (2020, 5 mins) est un court métrage de Kovitch s’interrogeant sur le retour de l’inspiration de Penny après 50 années d’absence de Penny. An Exorcism: A Private View (2020, 21 mins) permet de parcourir intégralement le livre An Exorcism dans une présentation vidéo. On pourra également se délecter du live improvisé en 2019 par les musiciens Lizzi Bougatsos et Kim Gordon avec en arrière plan les films expérimentaux de Penny Slinger (Lizzi Bougatsos + Kim Gordon x Penny Slinger (2019, 34 mins)). Deux bandes annonces viennent compléter les suppléments, celle du film, et le trailer promo pour l’apparition de Slinger en 2019 au Miskatonic Institute. Enfin un livret de 36 pages contient un article de Chris Campion sur le film, un interview de Penny Slinger par Richard Kovitch, et des analyses du travail de Slinger par Alissa Clarke et Patricia Allmer.

Vous avez parfois l’impression qu’il ne vous reste plus rien à découvrir ? Penny Slinger: Out of the Shadows viendra vous prouver le contraire transmettant la vitalité, la singularité, le génie d’une artiste dont on peine à comprendre pourquoi sa renommée reste encore si confidentielle.

Blu-Ray édité par Anti-worlds
Le film possède des sous-titres en anglais uniquement.

Photo de couverture : ‘Self-Image’, collage, from ‘An Exorcism’ – Penny Slinger (c) 1977

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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