Le 10 décembre dernier, en parallèle de son arrivée en Blu-ray, Carlotta ressortait en salles A Hard Day’s Night (qui a perdu la mise en avant de son titre français, Quatre garçons dans le vent) . Premier film évènement des Beatles il est devenu un petit classique au niveau du film musical pop ou rock, sous-genre qu’il sort de la torpeur illustrative. C’est aussi la révélation de Richard Lester, cinéaste singulier qui reste toujours peu étudié, figure inclassable d’américain anticonformiste installé en Grande-Bretagne (profil qu’aura plus tard également un certain Terry Gilliam).
A revoir ou à découvrir A Hard Day’s Night aujourd’hui, on se demande surtout quel pourra en être l’accueil par le public contemporain. On a souvent réduit Richard Lester à un précurseur du vidéo-clip façon MTV, ce qui peut faire craindre un sentiment de désuet devant les dimensions dites « avant-gardistes » du film… Le problème étant que la mémoire collective, en dehors de la Grande-Bretagne peut-être, garde essentiellement de ses deux films réalisés pour les Beatles les seules images des séquences musicales, tronquées très souvent, régulièrement utilisées comme de vieux scopitone pour illustrer des rétrospectives.
S’il ne s’agit pas ici de dévaluer l’aspect novateur de ces séquences musicales, on aura tout de même envie d’affirmer qu’A Hard day’s Night est avant tout à voir comme un film libre et anarchique de A à Z, singulier à tout point de vue, notamment dans sa capacité à évoluer en dehors de toute narration pré-établie. Sa fameuse ouverture euphorique submergée par la joie spontanée que dégage les quatres musiciens, très inventive dans son travail sur l’esthétique du reportage photo, laisse ainsi immédiatement la place à une longue séquence en train au tempo très étrange. Soudain l’oeuvre est installée dans une absurdité insidieuse mais sans spectaculaire dans tout ce qui se déroule à l’écran, comme si le film était incapable de jouer le jeu de la respiration conventionnelle. Si les dialogues du film se révèlent tout du long très ancrés dans les states populaires et liverpooliennes du groupe, le ramenant à son terreau hors show-business, aucune sécurité n’est offerte au spectateur : l’amusement et la fantaisie ne sont pas dictés par la seule efficacité, la dérivation est constante, même par de petits à coups. Cela jusqu’à la deuxième séquence chantée qui démarre de manière totalement inattendue, en plein milieu d’une partie de cartes dans un wagon à bestiaux. L’art de Lester réside vraiment dans ces contrastes permanents, qui ne sont peut-être pas toujours gages de fluidité, mais qui se révèlent dénués de caractères ostensibles dans leur restranscription d’un certain chaos qui reste toujours constant derrière l’habillage de la société.
S’il se vend comme une chronique fantasmée du quotidien des Beatles, entre enregistrements, hôtels et foules en délire (laquelle serait teintée d’un peu d’ « humour anglais »), le film s’avère finalement plutôt soutenir une réalité angoissante et claustrophobe, où la fuite en avant et les échappées belles les plus simples sont difficiles à atteindre : et si c’était la beauté de l’art finalement? . Difficiles de juger ainsi définitivement toutes les séquences de cocktails mondains et foules en furie, à la fois très belles, mais semblant aussi plonger les Beatles dans un univers où la capacité de création est circonscrite à des espaces très limités par les contraintes extérieures. Source de stimulation? La moindre parcelle d’évasion est donc à exploiter, et ce n’est pas anodin que le cœur du film soit cette séquence très soudaine de l’escalier de secours sur Can’t buy me Love, débouchant sur toutes ces images marquantes de terrains vagues et de plans larges héliportés, où s’échappe le groupe le temps d’un simple « détour ».
Il y a une capacité chez Richard Lester à laisser entrer naturellement l’aléatoire surréaliste dans le quotidien, de casser tous schémas, tout en laissant apparaître subtilement en filigrane une réalité sociale assez triste. Derrière l’humour et le non-sens, un conservatisme parfois glacial est toujours parfaitement implanté derrière la modernité et l’exploitation du phénomène pop. Le « truc » trouvé par le scénariste Alun Owen est notamment de coller aux Beatles le « grand-père » de Paul (McCartney), interprété par l’acteur Wilfrid Brambell. Loin d’être un papy faire-valoir, c’est une autre variation du franc-tireur, qui lui-même inspire finalement le groupe, qui n’est donc pas le seul poil à gratter. L’inspiration très franche vis-à-vis du burlesque classique (Lester revendique souvent le nom de Buster Keaton) est aussi un moyen de rendre assez intemporel le film, d’en faire autre chose qu’un objet mode. De même, aussi étrange soient l’utilisation et la brièveté de certains cadrages, ils renvoient également dans leur composition à une dimension assez originelle du cinéma.
L’un des plus beaux passages du film est d’ailleurs une errance qui tient presque le plus simplement qui soit du muet, lorsque Ringo tente de redevenir un anonyme et de « vivre » autrement que comme faire-valoir et « éponge » des autres membres du groupe. Très vite, outre l’absurde des situations, il se retrouve confronté aux rues anglaises banales, à un ennui et à une solitude sournoisement élégiaque, exploitée parfaitement via le Ringo’s theme de George Martin (variation de Lost Boy)… L’anecdote veut que Ringo Starr ait eu la gueule de bois pendant le tournage de ces scènes, mais l’acteur a clairement un « truc » de cinéma supplémentaire aux autres membres du groupe, plus poétique : Lester ne l’oubliera pas en lui offrant une grande place dans Help ! Il y a la nouvelle vague anglaise et son contenu social à cette période bien sur, mais on préfèrera finalement citer en rapport le très beau court métrage de Ridley Scott, Boys and Bicycle, toujours dans cette dimension « muette » et poétique.
L’auteur est à son aise avec A Hard Day’s Night, car cette première production majeure est pour lui une parfaite liaison entre ses débuts à la télévision, et le cinéma. De nombreux passages se déroulant en backstages, et l’acteur Victor Spinetti, dans son interprétation d’un réalisateur de télé, reflètent doute un peu le travail antérieur du cinéaste. Lester a en effet débuté en mettant en scène des émissions surréalistes pour les Goons, un groupe de comédie avec Peter Sellers et Spike Milligan. On se rend compte d’ailleurs qu’on peut avec ces antécédents le rapprocher tout à la fois des nouveaux réalisateurs US ayant débutés à la télé (Arthur Penn, Lumet, Frankenheimer…), pour qui la contrainte du direct a été source de créativité, que des différentes nouvelles vagues de l’époque. Lester reste toutefois un électron libre, bien difficile à classer… Et c’est tant mieux.
Ayant un pied dans la publicité également à cette période, où il expérimente déjà, Lester la critique pourtant vertement lors d’une séquence mettant en scène exclusivement George Harrison. Reste qu’il a sans doute pu y puiser une capacité à se servir des accidents divers de tournage, à créer aussi sur des ressorts qui doivent souvent tenir à l’immédiateté. La mise en scène provoque un puissant désir de déconstruction vis-à-vis de ce sentiment, tant chaque plan parait être une idée en soit, très souvent brève mais puissante. La sensation de chaos n’est pas ici un élément vainement artificiel, mais le mouvement naturel du film et le fruit d’un travail de post-production sans doute intense. Il faut dire que le réalisateur a su s’entourer pendant une majeure partie de sa carrière de chefs opérateurs et de monteurs aux intuitions fulgurantes… Le final et ses cris extatiques de jeunes femmes dans la foule, suivi du dernier plan d’envolée en hélicoptère, laisse encore pantois. Ce n’est sans doute pas pas pour rien qu’un réalisateur touche à tout et expérimentateur comme Steven Soderbergh aura eu envie dans son livre Getting Away with it de remettre Lester au premier plan, via un long entretien…
Le cinéaste poursuivra totalement la veine stylistique du film dans un autre type de « ménage à quatre » avec le Knack, géniale Palme d’Or, audacieuse mais malheureusement pas mal oubliée en France, où les angoisses et déconstructions autour de la virilité s’avèrent encore très contemporaines. Avec Help !, son second film des Beatles, le réalisateur se mettra à la couleur et à un univers de fiction franche, un film frénétique un peu épuisant cette fois mais jusqu’auboutiste, d’une invention toujours dingue. Espérons en tout cas que le reste de la période des années 60 du cinéaste bénéficiera d’autres belles rééditions. Et même si ses films des années 70 et 80 sont plus classiques (au moins dans leur forme car ils restent bien anticonformistes, même pour un Superman 3), on aurait sans doute aimé que cette carrière se prolonge, pour offrir encore quelque chose. Elle est stoppée net avec le mineur Retour des Mousquetaires en 1989, la mort sur ce tournage de l’acteur Roy Kinnear ayant coupé tout désir de cinéma au réalisateur, précocement parti à la retraite.
Le Blu-Ray :
Carlotta propose le film dans une très belle copie remasterisée, au format 1;75:1 comme sur le Criterion (comme souvent il y a eu des débats sur le format du film, au négatif originel 1:37:1, exploité en 1:66 parfois aussi semble t’il). Possibilité est donnée d' »écouter » le le film en 5.1 ou en stéréo et mono. Les suppléments sont également ceux proposés par le Criterion : outre les making-of et souvenirs de tournages des Beatles et de l’équipe, on retiendra surtout le très bon module Anatomie d’un style, qui analyse les différentes séquences musicales, ainsi que Picturewise, exclusivement consacré à Richard Lester.
Disponible depuis le 10 décembre 2014
Crédits images : Carlotta Films
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