C’est un accueil fortement tiédasse qui fut réservé à cette adaptation par Richard Linklater de ce qui est peut-être le plus poignant roman de Philip K.Dick. Il y a eu comme une sorte de rendez-vous manqué entre l’un des cinéastes contemporains les plus intéressants avec la reconnaissance critique européenne. Doublement présent au festival de Cannes, le réalisateur a vu sélectionné son opus « genre » en section « Un certain regard » tandis que Fast Food Nation , sans doute un de ses travaux les plus mineurs, fut projeté en compétition officielle. Au Box-Office, le film a été balancé en plein été entre quelques blockbusters, ne se faisant guère remarquer, et en France son exploitation ne dépassa pas la dizaine de copies. Ne râlons qu’avec relativisme : Waking Life et Tape, eux, ne sortirent même pas dans les salles françaises !
L’admirateur peut-être amer, mais en même temps, A Scanner Darkly ne cherche jamais à faire « grand » ou « fort », ni à aguicher son public dans des optiques de « divertissements »… Ce qu’il propose est assez atypique. Et il est vrai que ça décontenance: dans la salle où je l’ai découvert plusieurs personnes sont parties en cours de route ou comataient. Alors après je ne sais pas si on pourra reprocher au film de prêcher que des convaincus (Dick+ Linklater) qui lui seront ouvert plus naturellement. Que les prestations des acteurs (une Winona Rider retrouvée, un Keanu Reeves bien dirigé, des Harrelsons et Downey Jr qui évacuent leurs propres expériences) puissent au moins attirer les nouveaux venus.
Ceux qui ont vu Waking Life, qui expérimentait la même technique d’animation, savent que le lien est presque direct puisque ce dernier se terminait par un monologue sur Dick énoncé par Linklater lui-même. Et tout en se retrouvant dans une production un peu plus lourde (avec le parrainage de Steven Soderbergh),le metteur en scène parvient à conserver au mieux la capacité inventive de son essai philosophique. C’est moins ludique, plus structurant aussi, mais toujours modeste et juste dans son approche. Riche et exigeant mais essentiel dans son contenu et sa forme A Scanner Darkly nécessite qu’on lui consacre du temps, de l’attention aussi, tout en lâchant prise sur certaines articulations logiques que le cinéma américain propose trop dans ses standards de récit.
Pas forcément intellectuel et analytique, le film ne cherche pas à faire jubiler par des mises en abyme ni à s’articuler autour de son intrigue. Comme conscient que le « film Dick » est devenue une sorte de sous genre vulgaire aujourd’hui, Linklater ne s’attarde pas nécessairement sur l’accessoire qui semble s’imposer dans une société très proche de la notre. Il se révèle ainsi très fidèle à l’idée de base d’une certaine littérature d’anticipation dont l’aspect existentialiste transcende toujours le futurisme décoratif. Concernant les dialogues et le foisonnement de petites idées qui font perdre pied au spectateur, on est dans une approche qui évoque tout autant Waking Life qu’un Mamoru Oshii avec le cachet de comic-book US seventies.
A Scanner Darkly est surtout une œuvre fortement imprégnée de toute la contre culture des années soixante-dix qui entoure la littérature de Philip K.Dick, son contexte politique et philosophique aussi. Pourtant le cinéaste ne cherche pas à en dégager un quelconque effet vintage (d’ailleurs à la mode). L’hommage à Dick du carton final est extrêmement touchant et pourtant Linklater reste universel et intemporel en reprenant le propos du livre. L’univers toxico fait de diverses amplifications psychiques fonctionne sans chercher à se mettre en valeur dans ses délires. L’effet de la dope impose des visions intégrées très naturellement, et c’est ce que les choix techniques et formels permettent tout le long du métrage. Rejoignant un romantisme plus « génération X », comme un trait d’union, Linklater impose sa réalité artistique qui rejoint les inquiétudes philosophiques d’aujourd’hui. Celles d’une société globale tombé dans la dépendance, ayant même bâtit un système pervers pour l’exploiter.
Le film se permet un cachet de mélancolie pastel, patte incontournable du metteur en scène, une naïveté contrastant avec un univers extrêmement dépressif. A Scanner Darkly filme paradoxalement la dissolution de l’identité et de la réalité comme s’il s’agissait d’une éclosion, d’un commencement. Pour le cinéma c’est aussi un sursis au délitement général, par une certaine idée de simplicité d’approche. Un peu la base de « la méthode » Linklater, cinéaste habité par la traque de l’invisible et de la fluidité, qui dégraisse au possible la forme même dans ses expérimentations et basculements de genres. A travers le concept génial des tenues de camouflage, ou via la schizophrénie entre marge et système, il y a même une sorte de métaphore de tout son cinéma dans ce film. Un travail d’hommage comme aussi une sorte d’autobiographie artistique: bref voilà qui mérite pleinement l’appellation « adaptation ».
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