L’image publique du réalisateur de documentaire belge Richard Olivier (surtout ici, en France), se résume principalement à sa contribution à Strip-Tease, l’émission de télévision belgo-française, pour laquelle il a réalisé sept sujets de courts-métrages. Pourtant, comme le montre ce coffret de six dvd, l’activité du documentariste est bien plus large. A côté de ses propres films, réalisés avec sa maison de production « Olivier Films », et le plus souvent en association avec la R.T.B.F., il y a l’écriture de pièces de théâtre, d’articles, de nouvelles, plus les 39 heures du projet « Big Memory », un film fleuve qui regroupe 170 portraits de cinéastes belges.
Avec un titre pareil – « La Belgique interdite » – le coffret de Bach Films affiche vertement la couleur des documentaires d’Olivier : des sujets scabreux, dans la lignée de Strip-Tease et de Tout ça (ne nous rendra pas le Congo) (les deux émissions de Jean Libon et Marco Lamensch), mais qui sont toujours portés par la sincérité « à vif » du réalisateur, par son empathie et ses coups de sang. L’appétit des rencontres humaines et le souci de comprendre excluent, par principe, de porter un jugement sur les personnes ou les pratiques, quelles qu’elles soient, même si le regard se colore parfois d’une légère ironie.
Khadija Leclere et Annick Ghijzellings dans « Elles m’ont dit »
Le premier DVD du coffret s’ouvre sur « Elles m’ont dit » de 2002, un moyen-métrage de 52 minutes, au format calibré, comme souvent, pour un passage en télévision, même si le contenu, lui, n’est en aucune façon formaté. Ceux qui seraient alléchés par la promesse sulfureuse du coffret – sensationnalisme et racolage – en seront un peu pour leurs frais. « Elles m’ont dit » en est, d’une certaine façon le contrepied absolu : un entremêlement de confessions intimes, de six femmes célibataires, entrecoupé de l’auto-filmage du réalisateur, qui a lui-même choisi de vivre seul, avec son chien Alpi, sa DV, ses cassettes. Solitude choisie ou subie, difficulté à rencontrer et à aimer, les témoignages se répondent à partir d’une première rencontre avec Khadija, une jeune femme, qui va servir de matrice et de catalyseur pour les autres entretiens. Seule la tenancière d’une petite maison de rencontre, une sorte de Love Motel d’un standing assez chic, renvoie à l’intitulé du coffret par son caractère licencieux et clandestin. Pour le reste, si ce n’était la personnalité du réalisateur, plus abrupte et moins malicieuse, on navigue dans un auto-journal de rencontres intimistes, qui évoque davantage Alain Cavalier que l’émission de Libon et Lamensch, de par sa douceur d’attention.
Mais les documentaires – partagés entre cabinets de curiosités, bric-à-brac parfois décousus dans la forme et le contenu (« La Belgiqu’Kitch », « Les fous du roi », voire « Les allumés de la foi ») ; et mises en accusation assez virulentes (« Au fond Dutroux », « Un été à Droixhe », « Marchienne de Vie ») – s’inscrivent dans l’ensemble dans « la ligne éditoriale » de l’intitulé. Ce sont les aspects le plus horripilants du travail d’Olivier : d’une part la subjectivité de sa parole mise en avant, l’emphase de la voix off ; et d’autre part, les ficelles émotionnelles ou sensationnelles utilisées pour monter la mayonnaise, avec cette célébration un peu complaisante du « bas peuple » belge, coincé au « fond du trou », dans le marasme postindustriel, sans emploi, dans l’insécurité. En fond, chez les personnes interviewées, il y a toujours cette rumination contre l’incurie des politiques et les étrangers, forcément trop nombreux. Olivier se fait donc pamphlétaire et redresseur de parole, au risque du mauvais goût, des formulations politiquement incorrectes, des lieux communs, et d’une émotion brute, la sienne, mais surtout celle des gens qu’il prend au mot. C’est à la fois la qualité et la grande limite de son travail : un premier degré émotionnel, qui ne prétend pas théoriser ou analyser, mais se fait simplement le catalyseur des espoirs et des exaspérations populaires. Il y a un certain mérite à endosser cette charge, mais avec quelque fois des gimmicks – les albums photos en diaporama du voisinage et les chansons à plein tube – qui interrogent par leur littéralité sentimentale.
Esther Frodure et sa sœur Elvire dans « Peaux de chagrin » et « Esther Forever »
Néanmoins, cette investigation persévérante occasionne de véritables « trouvailles », des rencontres absolument singulières, qui suscitent les meilleurs portraits d’Olivier ; ceux qui dépassent par leur humanité, le folklore et le kitch attachés aux sujets. « Esther Forever », mis en diptyque avec « Peaux de chagrin », le film qui l’a initié, est – si l’on peut se permettre l’utilisation du terme – le « chef d’œuvre » de cette collection. Il illustre aussi le processus intuitif d’Olivier qui peut partir d’un sujet thématique un rien scandaleux et insolite – la taxidermie – pour en arriver à la personne, et au sujet véritable : le travail de la mémoire contre la mort. Le long accompagnement d’Esther, mené avec fidélité sur plusieurs années, révèle la disproportion romanesque, presque fantastique, que ce culte du souvenir peut prendre chez une personne, même quand (et c’est le cas d’Esther) celle-ci est tout à fait saine et avenante, dans son rapport à autrui.
Esther est une ancienne tenancière, qui a repris le bistrot familial et travaillé vaillamment toute au long de sa vie, sans s’accorder de voyages ni la moindre dépense. Devenue retraitée, vivant seule avec pour seule compagnie ses animaux domestiques, Esther dilapide ses économies en faisant naturaliser à grand frais ses chats et chiens décédés, à qui elle prodigue toujours les mêmes affections, se refusant même à s’absenter trop longuement pour ne pas qu’ils en souffrent. Dans sa névrose fantaisiste, Esther s’accuse de la perte des êtres humains ou animaux, qu’elle aurait à chaque fois provoquée dans un instant de négligence… Mais Esther n’est ni une folle ni une vielle fille rance – elle est lucide, toujours vive et charmante malgré l’âge. C’est simplement quelqu’un qui a rempli sa vie du souvenir des autres, au point de s’y vouer entièrement, un peu comme Julien (joué par François Truffaut) dans « La Chambre Verte ». Une magnifique personne qui n’est que « folle » en regard des comportements et des normes établies.
« Peaux de chagrin », film admirable ne serait-ce que par son titre, est tout aussi passionnant. Il fait apparaître Esther et sa sœur, pour la première fois, au milieu de leur ménagerie domestique, composée de leurs animaux naturalisés.
Willem Pauwels dit Wilchar dans « Wilchar, les larmes noires »
L’autre grand film et admirable personne, dont Olivier dresse le portrait, c’est évidemment l’anarchiste Wilchar, lithographe et artiste autodidacte, juif et ancien déporté du camp de concentration de Breendock. « Wilchar, les larmes noires » pourrait être un film tout à fait obscène et insoutenable, ne serait-ce que pour ce que le réalisateur inflige au vieux Wilchar : revisiter le camp allemand et revivre en direct tous les sévices subis. Pourtant, le film n’est rien de tout cela, étant en bien des aspects, beaucoup plus réussi que d’autres sujets – l’enfer de la banlieue, les tueurs en série – qui flirtent avec un certain voyeurisme, voire un journalisme à sensation, et ne sont pas toujours traités avec beaucoup de recul malgré de louables intentions. Se dégage de ce film-ci un sentiment de dignité, et surtout une force exceptionnelle, autant celle du témoignage que de l’homme – force de vie et d’individualité face à l’adversité, face à la société toute entière – qui dépasse l’émotion sans la taire. Le film ne tombe pas, non plus, dans le tableau trop édifiant d’une destinée exemplaire.
Le film sur Wilchar développe un autre sujet récurrent chez Olivier, également traité dans « Les fous du Roi », celui d’un art des marges, cet art brut, non adoubé – celui d’imposteurs, de malades, ou d’authentiques artistes autodidactes : travailleurs, ouvriers, et génies « maladroits ». On retrouve un autre grand portrait de martyr solitaire, avec le Frère Antoine, un ancien ébéniste qui a recouvert la cape des moines de l’Abbaye de Cîteaux, sans jamais parvenir à se faire accepter parmi eux, vu sa candeur « naïve » et ses pratiques peu orthodoxes. « Les allumés de la foi », film antérieur d’Olivier, un peu plus maladroit dans sa forme (et son titre), mixe ce portrait avec deux autres, dont celui de Jean-Pierre Tagliaferri, sorte de Robin des Bois des banlieues parisiennes, ex-braqueur, ex-taulard, sexagénaire d’une vitalité herculéenne, animé par un profonde ferveur religieuse. Tous les films d’Olivier œuvrent en ce sens à la construction d’une grande nef des « fous », des marginaux, des autodidactes, des laissés-pour-compte, au sein desquels il n’est évidemment pas le dernier, n’étant ni journaliste de profession, ni cinéaste mondain du grand art cinématographique, mais simple « télé » cinéaste du réel. Il en va ainsi de son œuvre (et de cette collection de 12 films en DVD) autant appréciable dans son tout, sa démarche d’ensemble – anecdotes, écueils, ou maladresses comprises – que dans ses moments de dépassement les plus inspirés et « poétiques » : « Esther… », « Wilchar… » et « Elles m’ont dit ».
Serge Polliart déguisé en Gille dans « Les fous du roi » et Marc Lecomte dans « Les allumés de la foi »
On notera enfin que chaque DVD du coffret Bach Films est assorti d’un bonus d’entretien avec Richard Olivier, mené le plus souvent par Stéphane Bourgoin. Pour chaque film, l’image, qui dépend de l’état des supports originels et de leur ancienneté (16mm, Beta-SP ou Beta-digit), reste correcte même si sa qualité est fluctuante d’un film à l’autre.
L’œuvre documentaire de Richard Olivier, même si elle prête la controverse – pas tant pour les sujets en eux-mêmes que pour la manière de les conduire, quelques fois avec des choix de forme et de ton discutables, mais pleinement assumés – est assurément importante. Elle constitue à sa façon, sur un mode très subjectif, intuitif, et souvent épidermique, une forme de radiographie de la Belgique, dans sa part de folie et de scandale refoulée souvent exclue de toute représentation. Elle recense les pas de côté grotesques, créatifs, voire criminels, qui constituent aussi une partie de sa réalité, avec une prédilection pour les milieux populaires, et la marginalité douce ou forcenée des individus. Une réalité qui est, en quelque sorte plus fantastique que les cauchemars exorcisés par les peintres flamands, et dans le même temps, paradoxalement très humble, triviale, humaine.
La Belgique Interdite, coffret 6 dvd, sorti chez Bach Films depuis mars 2015
Lien vers le site du réalisateur : Richard Olivier
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