Remarqué par la critique dès son coup d’essai (Les Duellistes), avant d’entrer dans l’histoire en signant successivement Alien puis Blade Runner qui deviendront des références et des pièces essentielles dans leurs genres, Ridley Scott traîne paradoxalement une réputation inexplicablement injuste. Régulièrement ramené à ses débuts flamboyants et certains errements artistiques (moins nombreux qu’on ne voudrait bien le dire), cette lecture partiale néglige la densité et la diversité de l’œuvre qu’il a commencé à bâtir, il y a maintenant près de quarante-cinq ans. Le malentendu débute au cours des années 80 et ses trois réalisations pré-Thelma et Louise, qui résonnera à sa sortie tel un retour en grâce total. Avant cela, son adaptation de Phillip K.Dick aujourd’hui très largement considérée comme magistrale, connaît en son temps plusieurs complications, notamment un montage désapprouvé par le cinéaste, un accueil très délicat et un échec sur le sol américain. En 1985, il s’essayait alors au fantastique teinté de féérique avec Legend, porté par le jeune Tom Cruise (qui sera ironiquement starifié chez son frère Tony en 1986 grâce à Top Gun), dégradé une nouvelle fois par une post-production lui échappant, trahissant sa vision, se concluant par un revers doublé de retours sans pitié. Désireux de reprendre le contrôle de son cinéma et de se détacher des étiquettes qui commencent à lui coller à la peau, il entre en production sur son long-métrage suivant, Someone To Watch Over Me (Traquée, en version française) qui s’inscrit pour la première fois dans le réalisme et le contemporain. Un thriller romantique écrit par Howard Franklin (coscénariste du Nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud), mettant en scène Tom Berenger (juste après le succès de Platoon) aux côtés de Mimi Rogers et Lorraine Bracco. S’il s’agit probablement de l’un des films les moins connus, les plus oubliés de Scott, le voici qui revient discrètement dans l’actualité. Après un Blu-Ray américain sorti en 2019, Powerhouse vient proposer la première édition HD européenne, l’occasion de plonger (ou se replonger) au cœur de cet objet faussement mineur, dont la réévaluation ou la découverte s’impose. Mike Keegan (Tom Berenger), policier bien sous tous rapports, marié et père de famille, devient tout à coup le garde du corps de Claire Gregory (Mimi Rogers), jeune femme riche qui a été le témoin du meurtre d’un de ses amis assassinés par le gangster Joey Venza (Andrea Katsulas). Traité d’abord en domestique, Mike pénètre peu a peu dans la vie de sa protégée jusqu’à devenir son amant…
En apparence, Someone to Watch Over Me semble s’inscrire dans la lignée de thrillers eighties teintés de romances à risques tels que le plaisant Contre Tout Attente (Against all Odds) de Taylor Hackford ou le célèbre Liaison Fatale (Fatal Attraction) de son compatriote Adrian Lyne. Dans un premier temps, Ridley Scott s’empare avec sérieux de son intrigue policière, sans chercher véritablement à sortir des clous, préférant se poser en esthète inspiré, prêt à se saisir de chaque possibilité de stylisation qui s’offre à lui. Il peut dans son entreprise, compter sur les compétences de Steven Poster, à qui l’on doit la très belle photographie de Dead and Buried de Gary Sherman mais aussi plus tard de Donnie Darko, Southland Tales et The Box de Richard Kelly. Rues délabrées fumantes, lumière bleutée accentuée par la présence de gigantesques projecteurs à l’entrée d’une soirée événement, surcadrages jouant sur la symétrie du décor et une colorimétrie duelle, des escaliers triangulaires observés en plongée proche d’un film de Brian DePalma … Voici pour la poignée d’exemples isolés visant à illustrer la talent de formaliste intact et hors norme du cinéaste anglais lorsqu’il s’agit d’échafauder une enveloppe graphique léchée et séduisante pour son long-métrage. Cette approche à la limite de l’ostentatoire (la sidération prend néanmoins systématiquement le dessus sur le maniérisme), vient épouser autant que transcender les canons esthétiques alors en vogue. Cependant, sans trahir la cohérence visuelle et narrative instaurée, le réalisateur s’essaie par à-coups à des ruptures de tons mais aussi de genres. À l’instar du meurtre, faisant office d’incident déclencheur, découpé de manière aussi froide que brutale (en contradiction avec la prédominance de mouvements de caméra plus ou moins amples, qu’ils soient horizontaux ou verticaux voire frontaux et portés), suivi d’une poursuite aux airs de slasher, détonnant avec l’élégance générale en vigueur. De même, lorsque réapparaît ultérieurement Joey Venza, dans l’antichambre d’une luxueuse soirée, la naissance du danger est suggérée par l’emploi de visions subjectives et d’inserts de chaussures d’hommes filmées en gros plans sous la porte des toilettes féminines, devant les talons de Claire en fond de cadre. Ce bad guy n’est pas seulement (comme le héros Mike) issu d’un autre monde que la jeune femme, mais aussi d’un autre registre cinématographique et au fond d’un autre projet que celui qu’embrasse Scott. Son arrestation, présentée comme l’enjeu principal de la première partie du récit, donne lieu à un contrepied inattendu, un anti-climax lorsque ce dernier se rend tandis que le protagoniste s’apprêtait à l’appréhender. Cette figure négative caricaturale et négligée par le metteur en scène, témoigne d’une distance tant pour ce qu’il représente, que le film criminel qu’il serait supposer incarner. Néanmoins, ce désintérêt relatif tient moins de la carence que de la révélation d’un autre dessein amené à devenir central.
Dans la seconde moitié, le cinéaste opère progressivement un détournement pur et simple de sa commande, sans perdre de vue les repères graphiques qu’il a mis en place (omniprésence de la nuit, récurrence des péripéties clés aux alentours d’un horaire précis : trois heures du matin,…). Un renversement des priorités à l’intérieur duquel la romance adultère entre Mike et Claire supplante peu à peu une intrigue policière balisée, tout en venant donner un autre relief à plusieurs éléments disséminés au cours de la première partie. Les rapports d’abord exclusivement professionnels et distants (judicieusement entrecoupés au montage par des inserts dévoilant la vie privée du héros avec son épouse, Ellie) prennent une tournure plus intime. Le policier délaisse les siens, confond mission et sentiments, le danger guette de moins en moins le témoin sous sa protection, mais de plus en plus sa conjointe et son fils, Tommy. Le baiser originel entre l’officier et la riche jeune femme, se déroule en même temps que l’intrusion d’un rôdeur (filmée cette fois comme un home invasion, nouvelle incursion furtive vers l’horreur) aux alentours du domicile familial où réside son épouse. Mike s’oublie et perd ses repères, partagé entre deux mondes fondamentalement incompatibles, en atteste une dispute inhabituelle et faussement anodine quand il invective Ellie au sujet de son vocabulaire familier, pourtant inchangé depuis leurs seize ans de relation. Ridley Scott insiste davantage sur le fossé culturel et social qui sépare les deux amants, que sur la fièvre nouvelle de leurs rapports ou l’éventuelle transgression adressée au mariage et aux valeurs familiales traditionnelles par leurs actes. On repense à l’entrée initiale de Mike chez Claire, perdu dans l’immensité de la maison, tel un poisson hors de son bocal. Si le réalisateur s’intéresse au mélange de classes à travers cette « idylle », c’est pour mieux faire resurgir un discours pessimiste sur la question, en raisons d’inégalités trop grandes et insurmontables. Lorsque le protagoniste, de plus en plus seul, sera mis à pied et chassé du domicile conjugal, surgit en creux l’idée que ce seront toujours les plus pauvres, les moins aisés, qui trinqueront. Au détour d’une courte séquence d’errance nocturne, au cœur d’une gigantesque métropole semblant insidieusement écraser les rêves et les espoir de ses habitants, apparaît le spectre du cinéma de Michael Mann. Ce parallèle est soutenu par une même appréciation de l’esthétique noctambule, dernier repère pour les individus en perdition. Le personnage, d’un professionnalisme n’ayant pas vocation à être remis en cause (on fête sa promotion dans les premières minutes), est désormais prêt à outrepasser ses droits, franchir la ligne rouge, se moquer des règles dont il est le garant officiel. Cette façon de s’échapper du supposé programme inaugural, à savoir un polar de série, pour épouser un dessein plus sentimental et intimiste, rejoint près de vingt ans en avance, la rupture aussi brutale que gracieuse qu’opérera le réalisateur de Heat (auteur en 1987 de Manhunter, travaillant déjà sur des motifs communs), au milieu de Miami Vice, fuite romantique suprême et inégalée.« Ça ne marchera jamais – « Je sais », s’échangent succinctement les deux amoureux rattrapés par une forme de lucidité quant à l’avenir de leur relation. Ce dialogue révèle un fatalisme impitoyable, et illustre par la parole une impossibilité déjà largement suggérée en amont par la mise en scène. Le déterminisme social triomphe de la volonté des personnages, impuissants face à une donnée qu’ils ne peuvent contrôler. Les émouvants derniers plans que nous tairons, traduisent en l’absence de mots, une déchirure qu’ils ne pourront réellement se formuler l’un à l’autre, avant de devoir reprendre tant bien que mal le cours de leurs existences respectives, comme si rien ou presque ne s’était passé. Derrière son apparence léchée, Someone To Watch Over Me transpire la noirceur d’un cinéaste dont le pessimiste ne fera que croître au fil des années jusqu’à verser dans le nihilisme pur lors de la dernière décennie de sa carrière (une dimension accentuée après la mort de son frère en 2012).
La réussite surprenante du long-métrage (du moins dans ces proportions) ne tient pas uniquement à la façon dont Ridley Scott sert puis transgresse sa commande pour l’amener sur un terrain plus personnel, mais également à sa capacité à l’inscrire dans la continuité logique de son œuvre naissante. Le mélange des genres qui a (entre autres) fait la singularité de ses deux classiques inauguraux, mais aussi le goût des figures sacrificielles, éprouvées par leurs devoirs, fragilisées par leurs sentiments. En ce sens l’usage à la bande-son (en dehors du score de Michael Kamen et de la célèbre chanson éponyme de Sting) d’une piste déjà présente sur Blade Runner, Memories of Green (accessoirement samplée vingt ans plus tard pour le titre Dis-leur de ma part de Sinik), ne peut être résumé à un simple clin d’œil. De manière subliminale, Mike Keegan apparaît alors telle une possible variation de Rick Deckard, au sein d’un univers réaliste. La différence d’envergure entre les deux héros tient davantage au charisme de leurs interprètes respectifs qu’au traitement scénaristique ou cinématographique qui les caractérisent. Voici venu le moment d’aborder un bémol qui a potentiellement pénalisé le film, un casting factuellement correct, mais loin d’impressionner, ni réellement bankable ni iconique. À l’image de Tom Berenger et sa fausse allure de sous-Val Kilmer, investi mais trop timide pour réellement convaincre, souffrant d’un déficit de charisme par instants coupable, bien plus intéressant lorsqu’il baisse la garde, s’abandonne, que lorsqu’il cherche à s’imposer aux forceps comme une tête d’affiche viable. Cette menue réserve mise à part, Someone To Watch Over Me, marque une incursion inattendue de Ridley Scott dans le polar contemporain (avant qu’il n’enchaîne sur Black Rain), enthousiasmante, émouvante, fascinante et passionnante à redécouvrir. Powerhouse Indicator, n’a pas négligé son édition, elle inclut d’abord un livret d’une trentaine de pages comprenant notamment un entretien avec Mimi Rogers ou le directeur de la photographie Steven Poster (on le retrouve pour un supplément vidéo consacré à la création esthétique du long-métrage). Le scénariste Howard Franklin revient sur ses souvenirs de sa collaboration avec Ridley Scott lors d’un court bonus, un commentaire audio de l’historien et cinéaste Jim Hemphill est également disponible. Ce Blu-Ray constitue un objet de qualité afin de compléter ses lacunes quant à la filmographie de son emblématique réalisateur et apprécier cet opus qui méritait bien ce regain d’attention.
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