Né en 1964, Rithy Panh poursuit un travail laborieux mais nécessaire autour de la mémoire. Rescapé des camps de travail de Khmers rouges dans lesquels a péri toute sa famille, il a connu la torture d’un régime communiste transformé en dictature sous le commandement de Pol Pot. Il quitte Cambodge en 79 et arrive en France en 80.
L’idée de faire du cinéma chez Rithy Panh est lié à un sentiment fort de devoir : il faut retourner au Cambodge. Deux solutions s’offraient à lui : oublier ou se confronter à son passé et en parler. Dès son premier long en 1989, Site 2, le cinéaste exilé ne choisit pas, ne tranche pas entre fiction et documentaire. La part autobiographique et réaliste investit son cinéma fictionnel et le désir d’aller au-delà du simple discours didactique traverse une vision singulière et émouvante du cinéma.
Le besoin de témoigner, de comprendre ce qui s’est passé, de revenir à la source est vital. Cette source, c’est la terre. L’objectif : filmer des gens simples sans aucun désir de démontrer, de fabriquer une idéologie.
L’attitude morale du cambodgien est définie par la nécessité naturelle de réaliser un film pour évoquer toujours la même problématique.
Deux films très distincts formellement, sortent ce mois-ci chez Epicentre le 20 novembre. L’occasion de se plonger dans une œuvre atypique, très éloignée du naturalisme souvent imposé par le style du documentaire.
LA FRANCE EST NOTRE PATRIE
Le film s’ouvre par une série de plans très beaux sur des racines d’arbre, métaphore un peu ostentatoire de la mémoire qui résiste, du passé qui ne peut s’oublier. Mais la simplicité évidente du dispositif émeut, d’autant que ce prologue ne dure qu’une poignée de minutes pour entrer ensuite dans le vif du sujet.
La France est notre patrie est construit comme un recueil d’images mouvantes retraçant la colonisation de la France en Indochine. Rithy Panh s’empare d’archives de propagande et les assemble sans soucis particulier de chronologie. L’absence de voix off est remplacée par des cartons ironiques comme au temps du cinéma muet. Les petites phrases sont éloquentes, à l’instar de cet édifiant « Un peuple énigmatique et simple », mise en abyme d’un cinéma colonialiste et fier de l’être.
Rithy Panh ne signe pas un pamphlet anti colonialiste à proprement dit, mais plutôt un condensé d’images mentales retravaillant une mémoire fragmentée, incomplète, toujours en mouvement, sans regard malveillant, évitant le piège de figer une pensée. Des hommes et des femmes de conditions différentes cohabitent, les indigènes travaillent la terre tandis que les occidentaux, oisifs, prennent du bon temps. Le racisme ordinaire, la supériorité arrogante des « blancs » ne passent pas par une démonstration en force, appuyant là où ça fait mal, clichés choc à l’appui.
Le cinéaste n’a pas besoin de montrer d’images violentes, trop conscient de la portée propagandiste d’un tel procédé, lui qui a connu le programme de lavage de cerveau opéré par le système communiste dans son pays. Au contraire, avec une remarquable intelligence de regard, il laisse le spectateur le loisir d’interpréter, de décoder les « petits films mis bout à bout », ancrés dans le quotidien, constituant une sorte de collage impressionniste, plus cinématographique que prévu.
Le montage apporte un sens à ce documentaire singulier par associations d’idées, où l’anticolonialisme sous entendu passe avant tout par la forme. Et jamais par un discours « idéologique », posture que Panh réfute.
Il n’attise pas notre regard en jetant en pâtures des indigènes maltraités, humiliés par des blancs racistes et arrogants. Non, il préfère la douce ironie: la bienveillance des colons n’atténue pas la vision de Panh, toute empreinte d’une subtilité captant l’asservissement d’un peuple sur un autre sans verser dans le spectaculaire et le voyeurisme.
L’absence de commentaire laisse une liberté à une création sonore assez stupéfiante, mélange de musique contemporaine planante, régulièrement interrompue par des ritournelles jazzy joviales, contrepoints ludiques à la mélancolie latente… La musique, en dit long sur les intentions du réalisateur, elle embrase à elle seule sa position ambivalente entre tristesse et distanciation, colère permanente et pardon nécessaire.
En cela, La France est notre patrie s’impose comme un pur objet cinématographique tout entier traversé par une forme « pleine », généreuse, créant du sens au milieu de ses archives pelliculées, loin d’être juxtaposés de manière aléatoire.
Cette succession de petits films de propagande prend aussi tout son sens lors des dernières minutes lorsque la guerre éclate, l’ultime l’horreur, inévitable. Là, Rithy Panh redevient tragique. Il n ‘ y a plus d’ironie, de regard bienveillant. Juste des corps qui tombent, qui s’entassent, des hommes et des femmes apeurées.
« L’empire du chagrin » énoncent un carton. Panh nous parle directement comme s’il s’emparait à nouveau de ses images. Qu’il les volait à ses propriétaires pour leur donner une nouvelle signification.
La France est notre patrie se termine par ses mots magnifiques, qui résonnent encore longtemps après la projection :
« Les images se jouent de nous. Je les ai montées en silence, à ma façon indigène. Ainsi déjouées, elles nous apprennent à regarder. A les regarder. Parfois l’histoire est sans voix. Il n’y a pas d’histoire universelle. »
EXIL
La démarche prosaïque mais subtile de La France est notre patrie (rappelons-le, produit pour la télévision dans le cadre la série Docs interdits) est contrebalancée par son essai suivant, Exil, beaucoup plus complexe dans son élaboration, osant s’aventurer vers des formes artistiques diverses, convergents néanmoins dans une direction cohérente. L’accès n’est pas simple, la vision se mérite mais pour peu que l’on accepte les partis pris radicaux, la beauté poétique de l’œuvre prend le dessus sur la réflexion intellectuelle, pourtant pertinente.
Le générique, plutôt cocasse, semble poursuivre le film précédent : « L’internationale » est chantée en laotien. Un homme de dos se tient devant des images d’archives où l’on observe des paysans en masse portant des sacs: l’homme dans sa fonction la plus rudimentaire, l’esclave au travail.
Mais une voix off, douce et envoûtante, qui ne nous quittera plus, commence par cette phrase terriblement juste qui résonnera encore longtemps après la projection : « les hommes rêvent de révolution, la révolution rêve d’elle-même. Il n’y a pas de spectateurs innocents ». Tout le métrage tend à analyser le sens même d’une révolution, sa dimension romantique et utopique qui n’est qu’un leurre. Comme il le soulignera à plusieurs reprises, la révolution est avant tout une soumission, « la terreur est la vérité du projet révolutionnaire ».
Le pessimisme salutaire de cette œuvre indispensable passe par une mise en scène d’une grâce peu commune, plus proche de l’installation vidéo que du documentaire dans une approche quasi expérimentale.
Exil prolonge en réalité un des précédents projets singuliers de Rithy Panh, L’image manquante. Il invite à nouveau Christophe Bataille à écrire un texte, magnifique et ambigu, qui alterne logorrhée des dirigeants communistes et aphorismes et réflexions critiques autour de ces élans verbaux censés justifier le pire.
La parole est au cœur d’Exil et pourtant il faut se méfier des mots, de leur sens, de leur pouvoir d’attraction. Le séduisant discours patriotique (ou révolutionnaire) détourne les mots de leur sens, ravive des émotions fortes et séduit les masses pris dans la tourmente d’un changement qui finira en génocide.
Rithy Panh ne change pas. Il fuit le didactisme oral ou visuel, et préfère détourner, non pas son message, mais sa vision du monde à travers un dispositif esthétique mystérieux, proche de la méditation.
Un homme dort dans une cabane. Des objets apparaissent et disparaissent, une main d’un fantôme (la mère du cinéaste ?) caresse la peau de cet homme, des planètes en surimpression envahissant l’espace confiné de la cabane, tandis que de la fumée rouge envahit le cadre. Autant de signes, de symboles que le réalisateur nous donne à voir, à ressentir sans avoir besoin d’expliquer. A chacun d’interpréter ce qu’il voit. Cet homme rêve de ce passé horrible et tente en même temps de chasser ces images traumatisantes, de les effacer. Oublier le drame par l’art pourtant sans jamais oublier. Exil est littéralement traversé par cette dialectique intérieure, ce paradoxe humain entre le devoir de mémoire et le besoin d’effacer l’innommable.
Rith Panh toujours en quête de renouvellement, repense, retranscrit à l’écran l’histoire différemment, invente une autre façon de nous alerter… Mais comment dénoncer sans dénoncer? Comment nous mettre en garde contre les belles idées révolutionnaires sans sombrer dans une approche rhétorique déterministe?
Il ne cherche pas à convaincre mais invite à penser, à rêver, réfléchir, à méditer sur le sens de l’existence, sur notre rapport au monde, sur la possible réconciliation entre les peuples.
L’avant-gardisme poétique est sans doute le geste le plus politique du film. Encore une fois, Panh se méfie des belles idées brandies comme autant de slogans jouant sur la fibre émotionnelle. Toujours cette pudeur, cette distanciation du regard comme lutte contre la dictature. Ce désir de renouvellement permanent, de ne jamais épouser un système de pensée, d’être toujours à la bonne distance, impose Rithy Panh comme un grand cinéaste obsessionnel qui s’est servi de la matière filmique pour nous envelopper dans sa vision du monde profondément juste et démocratique en dépit du trauma originel, que nous ne pourrons jamais comprendre réellement.
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