Grand classique du cinéma, En quatrième vitesse (Kiss me deadly) demeure, quelques 60 années plus tard, l’un des plus grands cauchemars de l’Amérique. Naviguant sur des territoires faits de secrets et d’identités troubles, le chef d’œuvre de Robert Aldrich distille une menace diffuse qui explose le limites du film noir pour l’amener à la lisière du fantastique et livre une image visionnaire et paranoïaque de l’Amérique, faite de violence, de trahison et d’Apocalypse. Bienvenue en enfer.
« Remember me » : il aura fallu 60 ans de cinéma américain contemporain pour qu’enfin se dévoile l’un des multiples secrets d’En quatrième vitesse. Car de David Lynch à la série X-files en passant par John Mc Lane, tous se souviennent, tous sont hantés par le souvenir de cette œuvre visionnaire, ce cauchemar américain « noir comme le souvenir »: En quatrième vitesse voulait que l’on se souvienne de lui et Robert Aldrich semblait vouloir marquer le coup avec une œuvre qui insufflait du neuf dans un modèle épuisé. Le résultat aura largement dépassé ses espérances et le cinéma tout entier s’en souviendra. Ses spectateurs aussi.
Ce n’était pourtant pas gagné. Car si En quatrième vitesse a si longtemps vécu, c’est sur les restes d’un genre presque mort, le film noir. « I’d rather have the blues » (je préfèrerais avoir le cafard) fredonne Nat King Cole comme un écho à la crise existentielle d’un genre qui a brillé pendant 20 ans. Générique inversé qui sonne déjà la fin, épuisement d’une respiration qui s’étouffe dans des sanglots discrets : en 1955, le film noir est littéralement « à bout de souffle », presqu’un cadavre dont l’œuvre d’Aldrich décide de se nourrir. Œuvre impure née des enfers pour hanter les salles obscures, En quatrième vitesse éclate littéralement les limites de son modèle pour l’amener à la lisière du fantastique, à la frontière du royaume des morts. En premier lieu, le scénariste Albert Isaac Bezzerides aura la belle intuition de déplacer l’intrigue du roman de Mickey Spillane de New-York à Los Angeles, la ville ou l’on ne dort pas. C’est vrai que Mike Hammer – superbe Ralph Mekker, tout en puissance et en rage qui seront le sel du néo-noir tendance hard-boiled – ne dort pas, ne mange pas, trimballant sa carcasse et son cynisme parmi les anges de la cité.
La figure du détective est dès lors écornée : c’est un « sale type », un mort-vivant sans âme, un homme qui n’a pas le « même goût que les autres », un Lazare qui aurait connu plusieurs morts : sous la torture, balancé d’une falaise, noyé par les eaux ou l’alcool. Son histoire devient celle d’une errance – qui se révèlera initiatique -, lui-même se renvoyant à son absence/présence fantomatique : quand vous téléphonez à Mike Hammer, personne ne décroche mais vous pouvez laissez un message. Lui-même ne semble pas savoir à quel monde il appartient, absent au bout de la ligne mais présence vitale pour un vieil homme fatigué… Mais parce « qu’il ne sait pas », il devra chercher désespérément une raison de s’en choisir un. Pour de bon. En quatrième vitesse devient dès lors la peinture de la crise existentielle d’un genre et le portrait de ses figures qu’il se plait à ausculter, voir à éclater : les ambiguïtés de la désormais défunte femme fatale seront parcellisées à travers trois figures féminines résumant le sentiment amoureux, la pulsion sexuelle et la manipulation. Trois caractères, autant d’individualités fortes qui dessinent trois choix de destins pour notre détective qui se dissout de plus en plus dans l’obscurité des bas-fonds de Los Angeles.
Si En quatrième vitesse perpétue l’idée d’un voyage entre ombres et lumières dans monde urbain devenu univers souterrain peuplé de fantômes, c’est pour en faire une belle épure magnifiée par la photographie d’Ernest Laszlo, qui poursuivra ce travail d’abstraction dans Le grand couteau et La cinquième victime notamment. Si Los Angeles demeure une ville sans ciel et anxiogène – elle donc habitée par des anges déchus rivés à même le sol -, elle est riche d’escaliers tortueux et de couloirs labyrinthiques, de recoins sombres d’où pourrait soudainement émerger la menace. La grande nouveauté d’En quatrième vitesse sera d’en occulter les visages : le danger est sans identité, pluriel et diffus. Il surgit brutalement, à l’occasion d’un raccord sec et torture sans ménagement : il est la grande faucheuse, impitoyable et fourbe, perturbe la narration du film sans crier gare. Il est toujours ailleurs ou en avance et ses quelques sbires ne sont que de pâles copies – le duo caricatural des très (trop?) patibulaire Nick et Sugar –, des patins qui existent pour mieux le dissimuler. Entité à multiples ramifications, désignée par des « Ils » et des « Qui? » et s’autoproclamant « l’étranger », le danger participe d’une peinture paranoïaque de la société américaine.
Outre la menace atomique qui permet à l’œuvre d’être aussi de son temps, En quatrième vitesse cultive assez de mystères pour en garder jusqu’à sa fin, et donc au-delà. Une approche d’une grande modernité et visionnaire qui fait du film d’Aldrich un film clé qui en finit avec le passé et inaugure les fondements du cinéma américain à venir. Un film matriciel auquel il faudra revenir sans cesse car nourri des obsessions d’un pays que tout les grands réalisateurs tentent d’approcher : De façon subliminale chez David Lynch, en irriguant la série X-files… l’œuvre d’Aldrich deviendra elle-même une obsession, élevant son principe à une nature : film sur les fantômes devenue elle-même fantôme qui hante le cinéma moderne, œuvre sur les obsessions devenu obsessionnelle, création qui est une boucle – ce fameux retour à la station service et donc au début du film de Mike Hammer – mais qui en appelle une autre, beaucoup plus large : le retour à la source originelle, à la matrice, pour tout un pan de cinéma. Une œuvre éternelle. Comme l’enfer qu’elle dépeint.
L’enfer est partout mais aussi tout le temps : une contamination temporelle et spatiale qui participe beaucoup du fameux nihilisme que l’on a voulu voir dans l’œuvre. Mais, si on ne peut nier une évidente noirceur, ce serait oublier l’omniprésent « secret » qui la parcourt. Ce secret qui se révèle finalement une raison de continuer, le nécessaire point de mire au bout de ce « fil conducteur », de cette « ficelle » qui est un fil d’Ariane pour notre personnage : un élément vital, la corde qui vous maintient au-dessus du gouffre des enfers… à moins qu’elle ne vous pende. Il aura fallu faire un choix. Face à la chimère, Mike Hammer aura choisi l’amour comme seule solution, donnant sens son errance qui devient le parcours initiatique d’un homme dont on disait « n’aimer que lui » mais apprenant à aimer quelqu’un d’autre. C’est un peu d’espoir, un soupçon de romantisme en enfer. Mais ce sera suffisant pour tourner le dos aux chimères et à l’Apocalypse.
En quatrième vitesse est bien un film noir. Mais il cristallise parfaitement l’état du monde et du cinéma de son époque : c’est aussi un diamant. Mais un diamant qui deviendra lumineux car il révèlera un trésor amoureux.
Un diamant noir. Et les diamants sont éternels.
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