Le Grand couteau, Vera Cruz, En quatrième vitesse, autant de réussites qui rythment les années 50 pour Robert Aldrich. Pourtant, malgré ces succès, son mauvais caractère légendaire et sa soif de liberté au sein des studios le condamnent à subir les foudres du système hollywoodien. À la fin de la décennie il se fait ainsi renvoyer du tournage de The Garment Jungle, remplacé au pied levé par Vincent Sherman qui assure les dernières prises de vue. Le réalisateur accuse le coup et, contrairement à ses habitudes, ne se voit plus rattaché à aucun projet durant près de deux ans. L’occasion de rebondir viendra de la mythique Hammer Films par l’intermédiaire du producteur Michael Carreras qui vient tout juste d’acquérir les droits du roman The Phoenix écrit par Lawrence P. Bachmann et lui propose de le porter à l’écran. Adapté par Aldrich lui-même, épaulé par Teddi Sherman (tous deux se retrouveront à l’occasion des Quatre du Texas), le scénario est retitré Ten Seconds to Hell, ou Tout près de Satan en France, adoptant un lexique démoniaque sans doute imposé par le studio spécialisé dans le genre horrifique après les cartons du Cauchemar de Dracula ou La Revanche de Frankenstein. On y suit six soldats allemands engagés pour une mission de déminage tout juste après l’Armistice de 1945. Les hommes passent un accord au terme duquel chacun s’engage à verser la moitié de sa paie dans une caisse commune qui sera partagée entre les survivants. Au fil des missions, la rivalité qui oppose deux d’entre eux, Koertner (Jack Palance) et Wirtz, pourtant amis de longue date, ne fait que croître. Rimini Editions propose aujourd’hui un combo Blu-Ray / DVD du film en copie restaurée, soit l’occasion parfaite de se pencher sur cet opus singulier au sein de la carrière du metteur en scène.
Tourné en grande partie en Allemagne de l’Ouest, le film plonge ses héros dans des décors ravagés par la guerre et ce dès son générique d’ouverture composé d’images d’archives de bombardements et d’explosions. Dès lors, le récit ne se concentre qu’autour de la question du renouveau, de la reconstruction, littérale ou symbolique, d’un pays défiguré par des années de conflit. Les ruines, toiles de fond omniprésentes dues au talent de Ken Adam, responsable de la war room de Docteur Folamour et du repaire de Blofeld dans Opération tonnerre, deviennent l’illustration du désespoir ambiant. Rien d’autre ne nous est montré de Berlin, pas de vie quotidienne, pas de société en train d’émerger, seuls subsistent le chaos et la désolation. Au milieu de ces décombres que certains fouillent en arrière-plan tandis que les héros négocient les clauses de leur contrat, chacun tente de survivre comme il le peut, par des petites combines ou du marché noir. C’est un univers remis à zéro que le cinéaste nous donne à voir. Ces décombres, qui avaient déjà la même fonction dans Les Anges marqués de Fred Zinnemann, comme le souligne Jacques Demange dans son supplément, font table rase pour le continent. La destruction entraîne inévitablement un nouveau départ. Koertner se révèle être un ancien architecte. Avant d’agir pour la dévastation au sein de la Wehrmacht, il a bâti l’Allemagne. La métaphore est claire, prisonnier de son passé, son rôle consiste désormais ironiquement à arpenter les lieux qu’il a lui-même conçus, imaginés, afin d’éviter leur annihilation définitive. Le danger de la mission provient d’ailleurs de souvenirs, de vestiges prêts à exploser à tout moment, comme si l’Histoire récente était encore vivace, que nul ne parvenait à s’en défaire totalement. Pourtant, parmi les immeubles écroulés, subsiste un endroit qui ne semble pas avoir été touché par les combats : le luxueux appartement de Margot, à la fois havre de paix et source de tensions pour le protagoniste.
La jeune femme incarnée par la Française Martine Carol, devient la logeuse de Wirtz et Koertner. C’est chez elle que la rivalité entre les deux frères d’armes s’amplifie jusqu’à devenir le centre névralgique du récit. Bien que solidaires et tenus par leur pacte morbide, les personnages sont dès le départ isolés à l’image. Aldrich et son chef-opérateur Ernest Laszlo (déjà sur Vera Cruz mais aussi M le maudit) les cadrent dans des chambranles de portes, à travers des barreaux, des grilles ou la vitre d’un aquarium. Chacun se retrouve in fine seul au milieu du tumulte. Le soldat campé par un excellent Jack Palance, dont c’est ici la troisième et dernière collaboration avec Aldrich après Le Grand couteau et Attaque, est constamment maintenu à l’écart de ses camarades, exclu visuellement du groupe ou simplement filmé en amorce. C’est pourtant lui qui s’impose rapidement comme le leader, au détriment de Wirtz. Le triangle amoureux qui se dessine entre ces deux rivaux et Margot, assez bavard et superflu, probable concession du cinéaste au studio, ne fait qu’exacerber une opposition plus profonde. L’un conçoit le groupe comme une communauté soudée où les salaires doivent être mutualisés et redistribués équitablement, quand l’autre ne souhaite que tirer profit du marasme ambiant en jouissant du moindre plaisir qui lui est offert. Ainsi, une simple chambre choisie égoïstement illustre cette dualité : le libéral contre le marxiste (qualifié de « poète de la douleur »), soit la métaphore parfaite de l’affrontement des deux Blocs qui émergent des cendres encore fumantes de l’Europe. Le secret de la fameuse bombe expérimentale qui terrifie l’équipe et décime ses membres un à un, serait alors une allégorie de la Guerre Froide. Pour en venir à bout, et éviter la catastrophe, il faut que les antagonistes mettent leurs différends de côté et s’allient. L’inévitable tête-à-tête final ne connaît que deux issues possibles, l’entraide ou la mort. Un cas de conscience où l’individualisme ne peut être que fatal.
« Il faut vivre dangereusement jusqu’au bout ». Cette phrase d’accroche présente sur l’affiche française du film, et qui, pour l’anecdote, apparaît ostensiblement dans À bout de souffle, est susceptible de résumer à elle seule la condition de ces vétérans. Au milieu des décombres qui menacent à tout moment de céder, et desservis par du matériel défectueux, ils risquent leur peau afin d’éloigner le danger des habitations. Pour illustrer cette menace perpétuelle, Aldrich fait montre de sa légendaire sécheresse lors des séquences de tension. En une poignée d’images muettes, il détaille le déminage où chaque geste méticuleux et précis peut s’avérer mortel, dans une mise en scène que reprendra quasiment telle quelle, Kathryn Bigelow bien des années plus tard. Néanmoins, l’auteur de Vera Cruz ne se contente pas d’enchaîner les moments de bravoure. Sans verser dans la psychologie à outrance, il prend son temps pour croquer ses personnages, leurs états d’âme, leurs peurs. Il filme en gros plan et avec le même intérêt leurs visages lors de longues discussions, ou leurs mains qui agissent. Les traits anguleux si caractéristiques de Jack Palance sont traités tel un paysage qu’il se plaît à observer, à en disséquer le moindre frémissement. Lorsque l’un des soldats est cadré de dos par exemple, la caméra amorce un mouvement afin de le saisir de face, faisant de l’expression de leurs sentiments profonds le cœur de Ten Seconds to Hell. L’individu face au groupe, les émotions face à la raison, au sein d’un long-métrage où le mélo à la Douglas Sirk côtoie un pragmatisme quasi bressonien. Dans le cinéma des années 50, le choix de faire d’anciens militaires allemands les héros, préfiguration des fameux Douze salopards du même réalisateur, constituait à elle seule une prise de risque. L’exercice périlleux se doublera en outre ici, de conditions de tournage exécrables. Coproduction britannique, américaine et ouest allemande, Tout près de Satan connut en effet un véritable development hell marqué par le manque de communication avec Berlin Est, une météo capricieuse, l’état de santé de Robert Aldrich, et les tensions qui opposèrent ce dernier à son acteur principal, comme le résume l’historien du cinéma Franck Lafond dans son interview présente en bonus. Le danger et l’anarchie furent presque autant présents devant que derrière la caméra. La Hammer finit d’ailleurs par retirer le final cut au cinéaste sur le banc de montage et amputa plus d’une demi-heure de métrage. Loin de sa réputation de maverick, celui-ci sacrifia symboliquement son ego pour le bien de son entreprise. Tout comme la ville ressuscitée émerge des ruines sécurisées par ce groupe d’artificiers lors des derniers instants, Ten Seconds to Hell put alors prendre forme à partir du chaos. Ou comment les coulisses d’un film, pourtant une simple commande, finirent par déteindre sur son propos jusqu’à dresser un parallèle passionnant entre le héros et son auteur.
Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions.
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