Robert Altman – « Nous sommes tous des voleurs/ Thieves like us  » (1974)

Près de deux décennies après ses débuts dans le documentaire (Modern football en 1951), Robert Altman connaissait la consécration critique et publique en 1970 avec M*A*S*H, Palme d’or de la 23ème édition du Festival de Cannes et immense succès. Une revanche pour un cinéaste qui aura longtemps attendu son heure, ayant alors hérité d’un projet pour lequel il était loin d’être le premier choix. Fred Zinnemann, Joseph L. Mankiewicz, David Lean, Arthur Penn, Mike Nichols, Stanley Kubrick, George Roy Hill, Franklin J. Schaffner et Bob Rafelson, ont tous été contacté avant lui, et ont décliné, soit par faute de temps, soit par crainte d’une controverse. À quarante-cinq ans, Altman allait entrer dans la phase la plus prolifique et passionnante de sa carrière : les années 70. Celui qui a fait ses gammes à la télévision, peut désormais assouvir sa faim de cinéma et enchaîner les tournages tout en gardant son indépendance artistique (il s’exerce à la marge des majors), dans un désir de pleine liberté créative. Régulièrement encensé par la presse (il bénéficie du soutien solide de Pauline Kael), il peine davantage à rencontrer le public. C’est pourtant au cours des seventies qu’il signe plusieurs de ses films les plus célèbres : Nashville, John McCabe, Trois femmes. Juste après son adaptation du roman de Raymond Chandler, The Long Goodbye, renommée Le Privé dans nos contrées, il allait se pencher sur la transposition d’un autre ouvrage : Thieves like us d’Edward Anderson. Un écrit qui avait déjà été porté à l’écran en 1947 par Nicholas Ray pour son coup d’essai, Les Amants de la nuit (They Live by Night en version originale). Jerry Bick, producteur de son précédent long-métrage, fut auparavant agent littéraire d’auteurs tels que Jim Thompson. Il se procure les droits du livre d’Anderson et le propose à Altman. Ce dernier manifeste son intérêt, mais n’adhère que peu au scénario commandé au préalable à Calder Willingham (Spartacus, Les Sentiers de la gloire, Le Lauréat, Little Big Man), il demande alors à sa collaboratrice Joan Tewkesbury de le réadapter avec lui. Il a rapidement en tête ses deux acteurs principaux, deux fidèles, Keith Carradine (apparu dans John McCabe) et Shelley Duvall (également vue dans John McCabe ainsi que Brewster McCloud). En dépit, d’un budget modeste, la mise en chantier se révèle plus délicate que prévue, il entre lui-même en production, rejoint par George Litto (l’homme qui sera ensuite derrière Obsession, Pulsions et Furie de Brian De Palma). Thieves like us devient en français Nous Sommes tous des voleurs et sort sur les écrans en 1974. Œuvre oubliée et méconnue réalisée au cœur d’une décennie faste, il refait surface en Blu-Ray et DVD chez l’Atelier d’images, pourvu d’un nouveau master haute-définition. Dans le Mississippi des années 30, Chicanaw. T. Dub (Bert Remsen) et le jeune Bowie Bowers (Keith Carradine) s’échappent de prison. Armés et dangereux, ils multiplient les cambriolages de banques et font la une des journaux. Blessé, Bowie est obligé de se cacher dans une ferme. Il y fait la connaissance de Keechie (Shelley Duvall), une jeune femme dont il va tomber éperdument amoureux…

Copyright L’Atelier d’images – 2022

Ouverture en plans larges. La caméra implantée au cœur d’un vaste paysage s’approche et s’éloigne des personnages qui apparaissent dans le cadre. Des hommes à l’identité encore floue se distinguent, des dialogues sont audibles, cependant Robert Altman semble davantage préoccupé à l’idée d’ausculter le décor (et signifier son envergure) à l’intérieur duquel débute son récit, qu’à expliciter le contexte en vigueur. Il nous rappelle ainsi à ses premiers pas cinématographiques dans le documentaire, nous laissant de prime abord sciemment extérieurs à l’action. Il impose un film de grands espaces qui va peu à peu se recentrer sur ses individualités, préférant avant toute chose sonder leur environnement. Les informations relatives aux passés de ses antihéros sont disséminées aléatoirement, il revient au spectateur de s’interroger et relier seul les fils de l’intrigue. Il est intéressant de constater que l’ensemble s’éclaircit narrativement dès lors que la mise en scène amorce le rapprochement entre Bowie et Keechie, comme si le cinéaste consentait enfin à une légère « concession » de traitement. Néanmoins, sept ans après le carton de Bonnie & Clyde, devenu autant un emblème du Nouvel Hollywood que du cinéma de gangster, Altman, à l’instar du néo-noir sur Le Privé, poursuit son œuvre de déconstruction des genres qu’il investit. Si Nous sommes tous des voleurs s’ancre au sein de la même période historique, la Grande Dépression, que le long-métrage d’Arthur Penn ou même, le Dillinger de John Milius sorti l’année précédente, il rompt avec le glamour et le lyrisme du premier mais aussi avec l’efficacité sèche du second. Dans un geste visant à annihiler les figures obligées du registre, les séquences de braquages sont reléguées hors champ ou filmées froidement en plans fixes anti-spectaculaires au possible.

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Visuellement, le réalisateur privilégie le réalisme brut, voire l’hyperréalisme (pour citer l’intervention d’Olivier Père dans les suppléments) inspiré par la photographie du New Deal, Walker Evans en tête. Il trouve dans sa démarche un précieux allié, le chef opérateur Jean Boffety (Les Grandes Gueules de Robert Enrico, Les Choses de la vie de Claude Sautet, Canicule d’Yves Boisset, Mort un dimanche de pluie de Joël Santoni…) qui refuse autant l’esthétisme pur que le naturalisme. Ce dernier crée une image sobrement stylisée, chaque effet apparent trouve sa justification directement dans le cadre, on pense notamment aux compositions jouant avec les vitres et les miroirs. Cette épure formelle s’accompagne d’un travail sonore essentiel, à la fois précis et expérimental. La radio devient rapidement un personnage à part entière : elle délivre des informations, ouvre les héros à la culture (Roméo et Juliette audible durant la première scène d’amour), permet des pauses musicales (toujours intradiégétiques) et maintient un lien avec le monde extérieur (en dehors des braquages, les individus vivent confinés et cachés). Olivier Père évoque une attention particulière au son qui parcourt l’œuvre d’Altman, du haut-parleur dans le camp de M*A*S*H, aux chansons de Leonard Cohen sur Nashville. Ici, il s’agit d’un complément nécessaire à l’action (une sensation d’abondance et de profusion contraste progressivement avec le flou des premières minutes) et en même temps d’un commentaire ironique sur les péripéties.

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L’empathie modérée que semble éprouver Robert Altman pour Bowie et Keetchie, tient en partie à l’investissement de ses deux interprètes, justes, innocents et candides (l’émerveillement de la jeune femme lorsque son amoureux lui offre une montre). Sans effusion aucune, il observe la découverte de sentiments réciproques que l’un et l’autre ignoraient, quitte à légèrement s’attendrir. Cependant, cette romance a beau constituer le cœur de l’intrigue, elle n’apparaît jamais autrement qu’en tant que parenthèse à l’intérieur d’une évocation de la grande Histoire. Taquin, le cinéaste n’hésite pas à mettre en parallèle ses gangsters et un enfant jouant avec des pétards, ne faisant aucun mystère de son désintérêt et sa faible considération pour les premiers. Paumés et inéduqués, ils représentent des exclus du rêve américain, ayant basculé dans la criminalité avec l’espoir de réparer une injustice conjoncturelle. À l’inverse, les membres de la famille de Keechie, eux aussi laissés pour compte, s’en tiennent à une ligne de conduite honnête, sans nécessairement connaître un meilleur sort. Dénué de folklore ou d’une quelconque forme de nostalgie, Nous Sommes tous des voleurs, est un moyen pour son auteur de creuser les bouleversements engendrés par l’époque. Les coupables qu’il désigne ne sont pas les mêmes que ceux dépeints dans les médias. Il s’en prend en creux à un système transformant les plus précaires en hors-la-loi, tandis que les puissants trouvent leurs motifs de satisfaction. Les banques, prétendues victimes, touchent des assurances et génèrent a posteriori un profit. Dans le même temps, la croissance du banditisme permet à l’état de renforcer son autorité, durcir ses lois et asseoir sa domination par la force, en atteste la future création du FBI. En fin de compte, le film captive autant, sinon plus, par la pertinence et l’acuité de ses critiques, que par ses seuls choix cinématographiques. Résolument pessimiste, à l’instar d’un climax final très sombre qui résonne comme un dur rappel à la réalité, le réalisateur offre in extremis une seconde chance à son héroïne et la possibilité d’un nouveau départ. Vaine illusion ou soupçon tardif d’optimisme ?

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Nous Sommes tous des voleurs, n’est pas forcément le grand film méconnu de Robert Altman, mais tient de la curiosité intéressante à mettre en perspective avec d’autres de ses réussites plus imposantes réalisées au cours la même décennie. Outre un master de qualité, l’édition s’accompagne de la bande-annonce originale ainsi qu’un long entretien avec Olivier Père intitulé : Robert Altman ou l’art de la déconstruction. Ce document de près de quarante-cinq minutes, évoque d’abord la carrière du cinéaste, avant de se pencher sur le roman d’Edward Anderson et sa première adaptation cinématographique, puis d’approfondir dans un dernier mouvement cette nouvelle version réalisée en 1974. Érudit, synthétique et passionnant, ce supplément offre de précieuse clés afin d’appréhender le film dans toute sa richesse, mais aussi la filmographie d’un cinéaste à l’œuvre encore très inégalement célébrée.

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A propos de Vincent Nicolet

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