Robert Kramer – "Ice"- 1970 (DVD)

Nous avions chroniqué il y a peu la sortie en DVD de deux films de Robert Kramer, Doc’s Kingdom et Walk the Walk , qui correspondaient à une seconde partie de carrière dédiée à l’Europe et aux thèmes de l’errance. L’éditeur Cappricci nous permet cette fois de nous plonger dans les débuts de Kramer sur la scène underground du cinéma indépendant américain avec ses deux premiers films, Ice et Milestones.
Premier long métrage du réalisateur, Ice reste une curiosité à plus d’un titre. D’abord pour ce qu’il permet d’appréhender séminalement les choix de l’auteur, qui ne sont pas encore tous définis. Ensuite c’est un exemple de politique-fiction au postulat passionnant : la coordination de mouvements révolutionnaires dans une Amérique des années 60 au postulat fascisant, étendant une terreur sourde jusqu’au Mexique. Tout l’intérêt de l’œuvre est de  proposer  un résultat éloigné de ce que l’on entend souvent aujourd’hui par l’esthétique du « faux documentaire », genre parfois tapageur qui fit sensation avec Punishment Park en 1971, et qui continue de faire des petits jusqu’à District 9
De tous les films de Robert Kramer, Ice est sans doute celui qui investit le plus de genres codifiés, du film de guérilla en passant par l’anticipation ou tout simplement le thriller. Le cinéaste semble pourtant s’en méfier comme de la peste, s’évertuant à contourner les points de tensions les plus narrativement attendus. Filmer des groupuscules armes au poing produit aussi à l’évidence un certaine gène chez le réalisateur, l’usage de la violence s’avérant toujours très déprimante ou paradoxale. C’est essentiellement dans les retours de bâton contre les protagonistes que le metteur en scène se fait le plus dur, et ce n’est pas forcément dans l’idée de martyriser ses héros, ni de diaboliser à tout prix l’Etat décrit. Dessiner une impasse particulièrement abrupte semble plus préoccuper ici Kramer, quand bien même une fabrique à espérance et idéologie serait capable de fonctionner en continue.
L’idée de l’émasculation pratiquée comme méthode répressive illustre parfaitement cette rage et frustration politique et Kramer en fait un usage étrange qui interroge le fond sans doute de l’acte militant. Montrée littéralement dans l’une des scènes les plus glauques et marquantes du film, cette attaque directe quand à la virilité de l’action politique plane ensuite comme un spectre pesant dans certains dialogues. Le fait qu’il s’en suive immédiatement au montage l’étendue d’un nu fémnin et les préliminaires d’un rapport sexuel n’est sans doute pas anodin non plus quand aux mises en perspectives choisies par Kramer qui n’appuit pourtant jamais cette association… Le rapport  à l’action des personnages féminin permet par ailleurs dans le film une expression souvent plus large et complexe de la nature de l’action politique, de la fidélité à la mise en doute, jusque dans des contre-discours très fort et légitimes, comme celui de la sœur de ce mexicain tué par la police, qui se détache paradoxalement du mouvement qu’elle côtoie.
Robert Kramer avec ce film ne montre pas encore la gauche américaine via le versant définitivement mélancolique de Milestones… Mais il ne fait pas non plus de son film un pur objet de contestation. C’est un cinéma politique qui pratique en même temps sa propre autocritique, s’observe, refusant de s’enfermer dans des images et des concepts. Sans doute angoissé à l’idée de livrer un objet unidimensionnel, Kramer a choisi comme colonne vertébrale de son film la fabrication des montages de propagandes, histoire de déconstruire cette logique. L’attaque d’un immeuble avec pour objectif de projeter ces images prend ainsi le pas sur les autres actes terroristes périphériques. Ce n’est pas qu’une question de budget, c’est aussi le moyen de questionner la légitimité d’une parole politique, et la position de l’art quand à s’y soumettre. L’avant dernière scène débouche sur un film qui essaye d’être « autre chose qu’un simple montage », comme le débouché d’une ambition qui se serait construite progressivement dans la réalisation de l’oeuvre.
Robert Kramer parle parfois en interview du cinéma comme d’une expérience artistique, elle prévaut peut-être à l’œuvre achevée quand elle est menée avec autant de dynamisme. On essayera dans la prochaine chronique de son chef-d’œuvre Milestones de revenir sur cet élément, mais Ice est déjà pleinement dans cette démarche passionnante et stimulante. En outre, explorer un environnement familier et quotidien qui ne se trouve jamais transfiguré à l’écran par la fiction, reste d’une force indéniable. Ce monde est le notre, ce qui s’y passe dépend de comment on le conçoit… Tout reste question d’un regard que l’on porte sur la société, plus que le système politique dans sa nature: c’est de là que les choses sont troublantes à l’écran. En multipliant les points de vue et les perspectives humaines d’utilisation de son environnement, Kramer rend extraordinaire ce qui est sous nos yeux sans passer par aucune métaphore… il donne finalement au spectateur beaucoup de liberté, beaucoup de « pouvoir à l’imagination ».  Son « power to the people » passe d’abord par celà.
C’est ce qui rend Ice toujours très moderne, et tout sauf factice. De son ambiguïté documentaire, Kramer n’en fait pas une esthétique qui se conceptualiserait plastiquement en soit, évitant ainsi d’être récupérable par l’exploitation en tout genre. De même si la fiction rend ici le réel presque plus naturel, c’est parce qu’elle ne se conçoit jamais comme une construction, ni un filtre révélateur : c’est un processus qui ne se veut tout simplement pas détachée de l’idée de vérité, d’où la frontière inutile avec le documentaire.
On retrouve déjà dans le film l’excellent acteur Paul McIsaac, qui sera un fidèle compagnon de route du réalisateur mais hélas peu utilisé par d’autres cinéastes… Au niveau de la mise en scène et du montage, Kramer se cherche par contre quand même un peu (il n’a pas par exemple encore cet art singulier de filmer les visages comme des mondes), son maelström est même parfois plus lâche et hasardeux qu’expérimental : si la démarche de fond s’installe avec franchise, Ice reste sans doute un film qui porte  moins immédiatement la marque de l’auteur. Sur sa base unique sa carrière aurait tout aussi bien pu prendre un tournant plus « conventionnelle ». Kramer aurait pu rejoindre un Corman, faire des séries B sèches et dénonciatrices, voir devenir un  artiste proche d’un Monte Hellman… Il y a dans Ice des germes pour tout cela, tout autant que celles de la marginalité et de l’extrême liberté qu’il a finalement choisi d’adopter.
Disponible en DVD en coffret avec Milestones chez Capricci
depuis le 7 septembre 2010

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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