Longtemps conspué par la critique, admiré certes par une poignée de cinéphiles mais toujours pas réhabilité, Lilith est un peu la quintessence de ce qu’il est communément nommé un film malade. L’appellation s’avère d’autant plus pertinente que le film se déroule dans un asile psychiatrique, microcosme cinégénique par excellence ayant donné lieu à quelques classiques instantanés. Mais contrairement à la noirceur de Shock corridor, métaphore à peine voilée de la société américaine et à la folie aliénante de Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman, Lilith s’inscrit dans une vision beaucoup plus apaisée, poétique et anachronique, un peu perdu dans le temps et dans l’espace. L’absence totale de réalisme constitue sans doute l’une des raisons majeures de l’échec critique. Il s’agit aussi du champ du cygne d’un cinéaste décédé deux ans après la sortie du film, en 1966.
Mais qui est Robert Rossen, réalisateur méconnu, célébré surtout pour L’arnaqueur avec Paul Newman en maestro du billard (rôle qu’il reprendra en 1986 dans La couleur de l’argent). Scénariste émérite, il signa entre autres quelques séries noires de très bonne facture comme L’heure du crime ou Body and soul, une ode à la corrida avec The brave bulls et la super production hollywoodienne Alexandre le grand. A peine 10 longs métrages pour ce cinéaste finalement mésestimé pour des raisons qui dépassent le septième art. En effet, Robert Rossen, victime du maccarthysme pour ses positions gauchistes, fait partie des artistes, après avoir refusé de témoigner, a avoir accusé 57 personnes d’être communistes dans le seul but de pouvoir continuer à travailler. Il rejoint alors ses camarades parias que sont Elia Kazan et Edward Dmytryk. Sa carrière ne s’en remettra jamais, il va sombrer dans l’alcoolisme et la dépression. Pour ces raisons, Lilith tient presque du miracle. Le tournage chaotique semble avoir contaminé le film lui-même de manière bénéfique.
Tourné à une période charnière du cinéma américain, avec l’ émergence d’ une nouvelle génération plus politisée et issue de la télévision, comme Sidney Lumet et Arthur Penn, Lilith aborde l’univers des centres psychiatriques avec une étrange bienveillance. Il ne s’agit pas d’ausculter au scalpel, via une allégorie sur les institutions en place stigmatisant le pouvoir des forts sur les faibles, un environnement carcéral et maltraitant, brisant les personnalités fantasques. D’emblée, le récit se situe du côté du corps médical représenté par des hommes et des femmes dévoués à leurs tâches, faisant preuve d’empathie et de compréhension et non d’autoritarisme, s’éloignant ainsi des brûlots anarchisants des films cités ci-dessus. Cet ancrage politiquement correct et humaniste cache une œuvre bouleversante et secrète qui , par son refus de vraisemblance, évite tout discours prêchi-prêcha sur les bienfaits de la médecine en milieu psychiatrique.
Adapté d’un roman de J. R. Salamanca, Lilith raconte l’histoire édifiante de Vincent Bruce de retour de la guerre, qui s’engage comme aide-soignant dans une clinique psychiatrique de La Nouvelle Angleterre. Très vite, ce jeune homme séduisant tombe sous le charme vénéneux d’une des pensionnaires, la troublante Lilith, atteinte d’une étrange forme de schizophrénie. Saine d’esprit en apparence, d’une beauté presque angélique, elle perturbe cet institut un peu fantasmé. Son attirance pour les jeunes garçons et sa nymphomanie naturelle, délestée de la moindre perversité, vont bouleverser l’existence même de Vincent, déjà fragilisé par une mère ayant sombré dans la folie.
Derrière les oripeaux du psychodrame, le film dépeint avec un mélange de justesse et de fantaisie un univers où les malades mentaux ont l’air normaux, victimes de pathologies diverses mais peu perceptibles au premier coup d’œil. Cette délicatesse du regard tranche avec la représentation habituelle de la déficience psychique dans le cinéma hollywoodien traditionnel qui n’hésite pas en faire des tonnes pour bien montrer les individus atteints de maladies incurables (gestes saccadés, parole hachée, contorsion du corps, outrance des expressions faciales). La fantaisie provient du lieu où se déroule le film, bucolique et presque irréel, une vaste demeure où l’on finit par confondre soignant et patient. L’espace est ouvert, chacun est libre de ses actes, de sortir ou de rentrer. Pas de cellule capitonnée ni de séquences d’électrochocs ne viennent perturber la vision du cinéaste. Les « habitants » de cette aire de repos, se promènent, discutent, s’amusent, sous le regard d’éducateurs bienveillants, participant même aux activités. Cet aspect idéaliste inscrit Lillith dans un cinéma de la modernité, propice à susciter de vives réactions à l’époque où il est sorti. Cette modernité ne se discerne pas seulement par le fond, adoptant certaines théories libertaires de pédagogues réputés, faisant un parallèle avec les systèmes éducatifs prônés par Alexander Sutherland-Neil ou encore Maria Montessori, mais aussi par la forme, largement influencée par le cinéma européen.
Les brusques ruptures de tons, l’enchaînement de séquences non reliées par un fil narratif, les échappées oniriques dans la nature nimbée d’un voile de brouillard, retranscrivent de façon subtile et sensuelle le désordre intérieur des personnages. Une confusion mentale, davantage que de la folie, terme finalement peu approprié, enrobe l’atmosphère déliquescente du film. Atmosphère intensifiée par la photographie noir et blanc très contrastée et les audaces visuelles constantes entre les fondus enchaînés et les cadrages serrés très composés.
Mais, surtout, comme le titre l’indique (avec une référence évidente à la mythologie) Lilith est aussi le portrait ambigu d’une jeune femme à la perversion naïve qui précipite ses conquêtes dans l’abîme pour se préserver. A la fois victime et bourreau, elle s’accommode de sa schizophrénie comme elle peut. Le jeune aide-soignant succombera à son tour à une forme de dérèglement psychique, littéralement obsédé par Lilith, cet obscur objet du désir, envoûté au point de perdre pied avec le réel. L’idylle est filmée avec un mélange d’angoisse existentielle et de romantisme fleur bleue, accentuée par une imagerie féerique avec cascade près des rochers, pique-nique au bord de l’eau, baisers langoureux des amants en surimpression.
Autour de la divine Jean Seberg, alors au sommet de la gloire artistique avant la triste chute d’une vie dissolue, gravite une pléiade de jeunes comédiens qui deviendront de véritables icônes, particulièrement dans les années 70. D’abord, Warren Beatty, star montante, connue pour son interprétation dans La fièvre dans le sang de Elia Kazan au côté de Nathalie Wood, et surtout dans des rôles secondaires les presque novices, Gene Hackman et Peter Fonda, tous deux prodigieux, explosent littéralement à l’écran, conférant au film une véritable plus-value.
Lilith transfigure littéralement son sujet initial pour devenir un grand film d’amour malade, l’union impossible de deux êtres tourmentés se terminant comme une tragédie par ses mots déchirants : « help me »
(USA-1964) de Robert Rossen avec Warren Beatty, Jean Seberg, Kim Hunter, Gene Hackman, Peter Fonda
La copie est magnifique, mettant superbement en valeur la photo troublée et parfois bergmanienne de Eugen Schüfftan, avec ses tonalités expressionnistes. Et pour cause, il travailla avec Fritz Lang sur Metropolis et Les Niebelungen ! Passons aux suppléments, avec pour commencer une inestimable interview-carrière audio de 87 mn de Warren Beatty par The Guardian datant de 1990 . The Suffering Screen (2019, 25 mins) propose une passionnante analyse de d’Amy Simmons sur la place de la folie féminine dans le cinéma et sa représentation. Poursuivons avec, The Many Faces of Jean Seberg (2019, 8 mins) dans lequel la critique et historienne du cinéma Pamela Hutchinson s’attarde sur la vie tragique et la carrière de Jean Seberg. Enfin, la traditionnelle galerie d’images et la bande annonce. Le livret de 36 pages propose un texte de Richard Combs autour du film qui insiste sur sa beauté formelle et ses partis pris esthétiques, des interventions de Robert Rossen et Jean Seberg sur Lilith, ainsi que des extraits des critiques de l’époque. Une édition splendide pour un film qui ne l’est pas moins.
Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.
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