En 1958, lorsqu’il s’empare de l’adaptation du roman Run Silent, Run Deep du commander Edward L. Beach, Robert Wise n’est pas encore le cinéaste reconnu de West Side Story ou La Maison du diable. Après des débuts en tant que monteur pour William Dieterle (Quasimodo), ou Orson Welles (Citizen Kane), il s’essaie à la réalisation en tournant une poignée de séquences additionnelles pour La Splendeur des Amberson à la demande de la RKO. Par la suite, il enchaîne les projets pour le compte de grands studios, à l’image de La Malédiction des hommes chats, suite de La Féline, l’excellent Nous avons gagné ce soir, ou, évidemment, Le Jour où la Terre s’arrêta. C’est donc encore accompagné de cette étiquette imméritée de banal yes man qu’il accepte la proposition de la MGM de mettre en scène la légende Clark Gable, alors à la fin de sa carrière (son ultime film, The Misfits, sortira en 61), et la vedette en pleine ascension, Burt Lancaster. Le long-métrage suit le commandant P.J. Richardson (Gable) qui ronge son frein en attendant l’heure de la revanche contre les Japonais suite à la destruction de son navire. Lorsque la Navy lui confie la responsabilité d’une nouvelle mission au détriment du lieutenant Jim Bledsoe (Lancaster), Richardson va devoir gagner la confiance de ses hommes avant de repartir en guerre. Désormais disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Rimini Editions, L’Odyssée du sous-marin Nerka s’impose autant en figure de proue d’un genre alors émergent, qu’en témoin du passage de relais entre deux stars à deux phases distinctes de leurs filmographies respectives.
Le film de guerre peut se diviser en différentes sous-catégories allant du survival (Du sang et des larmes, ‘71) à la romance (Pearl Harbor, Tant qu’il y aura des hommes), mais s’il y a un courant qui continue aujourd’hui encore d’être fréquemment exploité, c’est celui du thriller à bord d’un sous-marin. Das Boot, À la poursuite d’Octobre Rouge, K-19 ou le récent Le Chant du loup, autant d’exemples qui prouvent à quel point ces suspenses en lieu clos n’ont de cesse de fasciner les cinéastes. Des auteurs, pour certains majeurs (McTiernan, Bigelow, Scott), sans doute inspirés par l’existence de ces hommes évoluant dans un microcosme possédant ses propres codes et dont l’environnement restreint est propice à une mise en scène valorisant leur gestion de l’espace. Robert Wise prend ici ces deux données à bras le corps. Si Torpilles sous l’Atlantique a posé les bases du genre seulement un an auparavant, comme le précise l’historien du cinéma Laurent Aknin dans son entretien présent en supplément, c’est ce dernier qui va pour la première fois de se limiter à un décor quasi unique. Il privilégie ainsi une atmosphère claustrophobique, étouffante, où les corps et les visages suent, où la promiscuité des individus entraîne de vives tensions. Dans une économie de mouvement d’appareil, le réalisateur et son chef-opérateur Russell Harlan, responsable de la photographie de Rio Bravo ou Gun Crazy, entre autres, choisissent de cadrer leurs personnages en légère contre-plongée accentuant l’exiguïté des différentes salles étroites et bas de plafond. Loin de toute glamourisation de l’acte martial, Wise assèche les dialogues, principalement réduits à du jargon technique, une approche qui peut sembler réservée aux initiés mais qui n’entrave en rien la compréhension de l’action.
Cette volonté de rigueur est d’ailleurs palpable dès le carton d’ouverture, une simple image d’une carte de l’océan Pacifique indiquant le lieu exact et la date. La musique signée Franz Waxman (Fenêtre sur cour) mixe composition classique et envolées bruitistes rythmées par le son d’un sonar. Le monde militaire est ici dépeint sous son jour le plus factuel, le plus professionnel, dans une logique « hawksienne », comme le relève très justement Aknin. Même les ennemis japonais, fréquemment représentés dans l’industrie hollywoodienne comme des caricatures belliqueuses éructant des ordres, sont ici des miroirs de leurs homologues américains, de simples pions se battant pour une cause qu’ils croient juste. Pas ou peu de gras dans le déroulé des faits. Les diverses séquences de tensions, où le danger est obligatoirement extérieur, hors-champ et souvent résumé à de simples bips, à l’instar du climax silencieux, alternent des gros plans sur les visages des marins et des inserts sur les instruments de bord. Les duels se changent alors en des stratégies d’évitement, de position et de furtivité, dans une mécanique abstraite de bataille navale, ou seules quelques images de maquettes quelque peu datées viennent gâcher l’austérité voulue par le metteur en scène. La cohésion entre les hommes étant au cœur du récit, les manœuvres périlleuses tentées par Richardson se changent en légendes que chacun se transmet, exagère ou embellit. Néanmoins, au milieu de cette atmosphère très rationnelle émerge une dimension quasi surnaturelle. Le commandant interprété par Clark Gable, dont les consignes diffusées dans les hauts-parleurs du navire sont appelées « la voix de Dieu », se mue en capitaine Achab prêt à lancer ses hommes dans une mission suicide afin de prendre sa revanche. Le message indéchiffrable capté par l’opérateur radio qui hante ses cauchemars est perçu comme un appel de l’au-delà, idée mystique qui sera même exploitée par les soldats après qu’ils aient été annoncés morts par erreur. Le détroit de Bungo, aussi appelé Zone 7, devient quant à lui une région maudite où le destin semble attendre le Nerka.
Le film, à l’efficacité indéniable, repose en grande partie sur l’affrontement entre le vieux loup de mer et le jeune officier, dynamique qui sera reprise telle quelle dans USS Alabama. L’Odyssée du sous-marin Nerka est d’ailleurs clairement évoqué dans le film de Tony Scott au détour d’une conversation, probablement écrite par un certain Quentin Tarantino, qui officiait officieusement comme dialoguiste. Richardson, qui passe pour un lâche dans la première partie du scénario, s’oppose à son bras droit va t’en guerre, incarnant en creux les mentalités opposées de l’Amérique pré-Pearl Harbor, avant que les rôles ne s’inversent finalement et que tous deux s’unissent dans un même but. Pour l’ancien commandant, qui essuie un revers terrible lors de l’introduction, cette mission est surtout l’occasion de remonter à bord et de quitter les bureaux dans lesquels il a été affecté et où il s’ennuie, ruminant sa défaite les yeux dans le vide. C’est lui qui insiste pour que Bledsoe, déçu de ne pas avoir obtenu la promotion tant attendue, soit son second. Le vieil officier, obnubilé par son désir de vengeance, répète les exercices, encore et encore, corrige les erreurs, quitté à frôler le drame et risque la vie d’un des marins, se mettant tout l’équipage à dos. Jim ne trahit pourtant pas son supérieur, c’est même lui qui prend sa défense lors d’une tentative de mutinerie. Là réside le nœud gordien du long-métrage. Le binôme illustre la passation de pouvoir entre deux légendes. D’un côté Clark Gable vieillissant et déjà malade (ses tremblements sont même visibles lors de certaines séquences), prêt à être mis hors-jeu par une industrie impitoyable, désirant s’offrir un baroud d’honneur. De l’autre, un nouveau rival qui, s’il se fait alors une place de choix dans le cœur du public, n’oublie pas de valoriser ceux qui ont nourri sa passion. C’est Lancaster lui-même qui finança le film via la société de production qu’il fonda avec Harold Hecht, et c’est lui-même qui choisit la star d’Autant en emporte le vent, comme il le fit quatre ans plus tôt avec Gary Cooper sur Vera Cruz. Une symbolique forte pour un comédien qui cherche alors à arriver au sommet en se hissant sur les épaules de géants. Finalement, ce Run Silent, Run Deep constitue un échelon majeur dans sa carrière qui illustre, volontairement ou non, son ambition tout en permettant au passage à Robert Wise de déployer tout son talent de metteur en scène.
Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions.
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