Quoi que l’on pense d’eux, si on les connaît déjà, ou quelle que soit la manière dont on sera amené à les considérer, après les avoir découverts, il faut se réjouir de la publication française, en DVD, des trois premiers longs métrages de Rossellini. Roberto Rossellini, l’un des plus grands réalisateurs que l’Italie a comptés…
Il était temps !
En 1944-1945, Rossellini réalise le premier film considéré comme néo-réaliste, Rome ville ouverte, qui frappe très fortement les esprits dès sa sortie, et bien au-delà de la sphère du cinéma. Une œuvre qui dénonce la barbarie nazie et loue ce qui est présenté comme étant la lutte courageuse et tenace de l’ensemble du peuple romain – italien – contre les sbires et les séides d’Hitler, et les quelques derniers irréductibles fascistes. Suivront d’autres œuvres d’une grande importance pour la restauration de l’image de l’Italie aux yeux des Alliés et pour l’évolution du septième art vers la « Modernité » : principalement Paisà (1946), mais aussi Allemagne année zéro (1947-1948)… Ces deux films traitant encore de la guerre et de ses conséquences immédiates, mais dans un style très novateur pour l’époque.
Quelques années auparavant, Rossellini avait pourtant signé trois films élaborés dans le cadre des activités de propagande du régime fasciste – inspirateur du nazisme, et allié à lui dans le cadre du « Pacte d’acier » et du « Pacte tripartite ». Un régime qui, comme la plupart des totalitarismes du XXe siècle, voit dans le cinéma une médium d’une grande puissance – Benito Mussolini aurait déclaré : « Le cinéma est l’arme la plus forte ».
En 1941, Rossellini a l’opportunité de réaliser son premier long métrage : Le Navire blanc. Le film est supervisé par le fasciste Francesco De Robertis qui travaille pour le Centre Cinématographique du Ministère de la Marine (1). En 1941-1942, c’est Un pilote revient, tourné sous la houlette du Vittorio Mussolini, fils du Duce, qui est un passionné d’aviation et de cinéma. En 1942-1943, c’est, enfin, L’Homme à la croix, au scénario duquel participent un monarchiste, Alberto Consiglio, et un fasciste, Asvero Gravelli.
Le Navire blanc représente, dans une première partie, une bataille navale telle qu’elle se déroule sur un cuirassé italien. La facture est documentaire, mais on sent, notamment du fait du travail de montage, une volonté de retrouver la puissance de démonstration et le lyrisme épique du cinéma soviétique des années vingt. Le navire de guerre est touché par des tirs ennemis et quelques marins, que l’on suit d’un peu près au cours du récit, sont transférés et soignés sur un navire-hôpital – le navire blanc. Une légère histoire d’amour prend forme dans la deuxième partie du film entre l’un des marins et l’une des infirmières.
Le contexte d’Un pilote revient est celui de la guerre que mène l’Italie contre la Grèce. Quelques séquences de combats aériens ou de largages de bombes sont montrées. Le style documentaire est toujours là, mais, comme le dit Jean Gili dans l’un des bonus de cette édition DVD, on sent que les images, les moyens techniques et financiers, mis à la disposition de l’auteur sont moins spectaculaires, moins importants. Le « pilote » se retrouve prisonnier des Grecs et des Anglais après que le bombardier sur lequel il servait a été abattu. Il réussira à s’échapper et à revenir en Italie, aux commandes d’un autre avion.
L’Homme à la croix a pour cadre, lui, les combats qui ont lieu sur le front de l’Est. L’« Homme » est un aumônier militaire qui soutient, encourage la partie des troupes italiennes qu’il accompagne, et qui cherche à convertir à la foi chrétienne les soldats bolchéviques. Il mourra d’ailleurs en accomplissant cette seconde mission, à travers un sacrifice ultime et à visée totalisante.
Il nous paraît personnellement important d’évoquer la sortie de ces films. En même temps, et paradoxalement, l’exercice est difficile, car nous devons rendre compte succinctement des débuts de Rossellini… Or, il se trouve que nous avons étudié très attentivement ces œuvres dans le cadre d’un travail universitaire de longue haleine réalisé il y a une vingtaine d’années (2).
Nous ne disposions alors que de copies italiennes, non sous-titrées en français, avec une image et un son de fort mauvaise qualité. Nous avons analysé les films pour eux-mêmes, mais nous nous sommes aussi intéressé au contexte agité et confus dans lequel ils ont été réalisés, et à la façon dont ils ont été reçus dans différents pays et à différentes époques. Nous les avons mis en rapport avec les œuvres que Rossellini a réalisées ultérieurement et avec les très nombreuses déclarations qu’il a faites entre 1945 et 1977 – année de son décès – sur sa démarche de réalisateur, sur ses films, sur le rôle qu’il assignait au cinéma, sur la Société, l’Humanité.
Il a fallu poser une problématique, mettre en lumière ce qu’il y a de fondamentalement complexe dans l’objet d’étude choisi, traiter le sujet par une approche dialectique. On l’aura compris, c’était d’autant plus nécessaire que la question épineuse de la guerre, du fascisme devait être abordée, et aussi celle de l’implication critiquable du cinéaste dans ces événements et situations… Un cinéaste qui a pourtant défendu haut et fort toute sa vie, explicitement à partir de 1945, des valeurs de tolérance et de paix, l’altruisme, et qui a accordé une grande importance à ce qui pouvait aider l’Homme à s’informer authentiquement, à s’éclairer, à raisonner, à s’élever spirituellement.
Si l’on prend un metteur en scène comme Luchino Visconti, né la même année que Rossellini, la situation est assez différente. Le personnage est certes complexe, lui que l’on appelait l’« aristocrate rouge », certains films comme Les Damnés peuvent se discuter. Mais le parcours est nettement moins tortueux que celui de Rossellini. Durant les années du fascisme, Visconti écrit des textes – dans revue Cinema (3) – qui marquent des distances claires avec le cinéma dominant, et le seul film qu’il réalise avant 1945 est un brûlot anticonformiste dont on considère qu’il annonce de très près le Néo-réalisme – il s’agit de Ossessione, titré en français Les Amants diaboliques (1942).
Voici dès lors ce que nous pouvons dire rapidement pour accompagner ceux qui seraient amenés à voir ces films, pour les préparer ; ou pour montrer que le sujet est des plus intéressants, même si les œuvres en elles-mêmes peuvent apparaître – ne le cachons pas – comme niaises et superficielles – au niveau des trames narratives – ou atrocement décalées par rapport à beaucoup des préoccupations actuelles de certains d’entre nous…
Ces films présentent clairement des éléments d’ordre propagandiste. Il s’agit de montrer le bon fonctionnement des forces armées italiennes, des services et des personnes venant au secours des combattants blessés ; l’héroïsme des hommes du commun qui sont au service de leur Patrie. Mais il ne s’agit pas d’une propagande agressive, explicitement fasciste – sauf peut-être dans L’Homme à la croix où l’anti-bolchévisme est franchement et ridiculement primaire, et la représentation de l’ennemi extrêmement caricaturale. Probablement parce que Rossellini est là, qui arrive à imprimer un tant soit peu sa personnalité insouciante et détachée, mais aussi parce que le fascisme cherche une forme de consensus et non à renforcer les clivages idéologiques dans la population.
D’où vient, de qui vient cette propagande ? Des commanditaires des films, de plusieurs personnes qui travaillent avec Rossellini, qui le chapeautent. Celui-ci n’est pas ici, ou encore, un véritable auteur. Il fait de substantiels compromis, il obéit à des impératifs qui lui sont plutôt extérieurs. Le cas le plus intéressant, de ce point de vue, est Le Navire blanc. Francesco De Robertis pourrait avoir eu un rôle plus important et concret que celui de superviseur – et celui d’auteur du sujet et de co-scénariste -, lui qui a réalisé d’autres films sur la marine de guerre italienne, dont Uomini sul fondo (1939) qui présente des points communs avec Le Navire blanc.
Ces films portent en germe, cela dit, ce qui pourra être considéré au bout du compte comme caractérisant la partie la plus spécifique du cinéma de Rossellini, et qui s’épanouira dans les années, les décennies qui suivront.
Un intérêt pour la représentation de type documentariste, ou à dimension pédagogique, qui est greffée à ce qui relève peu ou prou du fictionnel. Une volonté de montrer la guerre à hauteur d’homme et comme source de souffrances. Il est indéniable que beaucoup des combattants qui sont mis en scène dans les films évoqués ici sont un peu perdus au cœur de la la tourmente, transpirent la peur lorsque les combats font rage – malgré le courage dont ils font preuve et leur volonté de servir leur pays, et peut-être le Fascisme.
Gino Rossati, protagoniste du second long métrage, fait par ailleurs, au cours de son aventure, une expérience singulière qui est celle du partage du sort des civils qui subissent la guerre, et notamment les bombardements italiens. On peut parler d’empathie. Et même de vision ironique de la guerre – l’« ironie », un terme utilisé par le cinéaste Rudolf Thome pour qualifier l’un des aspects de la position que Rossellini adopte dès les premières années de sa carrière (4). En ce sens, il faut reconnaître qu’Un pilote revient est le film le plus noblement rossellinien des trois. C’est ce que note Adriano Aprà, un spécialiste italien du cinéaste, à propos à la fois de la structure narrative du film et de son fond : « Dans ce film, [Rossellini] anticipe vraiment sur son néo-réalisme (…) » (5). Aprà évoque une œuvre « elliptique et laconique », orale, vocale – qu’il oppose aux films plus écrits, construits, schématiques de Rossellini… comme L’Homme à la croix ou Europe ’51 (6).
L’aumônier militaire du troisième long métrage appartient à ce qui se révélera être globalement l’univers spiritualistico-religieux de Rossellini. Cet aumônier ne travaille certes pas pour la bonne cause, il est un prosélyte. Mais il présente des éléments de similitude avec Don Pietro, l’un des protagonistes de Rome, ville ouverte – de par sa force de caractère et les messages d’humilité qu’il délivre.
Rossellini est manifestement, à cette époque, une personnalité pragmatique, opportuniste du point de vue social et professionnel, et il est en cours de maturation du point de vue artistique. Son positionnement de citoyen est flottant, et pas en complet désaccord avec les valeurs et les idéaux qui prévalent dans l’Italie mussolinienne. Il compose avec les autorités, mais réussit, en même temps, à sortir son épingle du jeu (7).
Un jeu qui lui posera quand même quelques problèmes de conscience, plus tard. Un positionnement qu’il ne se montrera pas toujours prêt à assumer courageusement dans les années qui suivirent la guerre.
Les premiers films que Rossellini réalise sont hétéroclites, composites, associant tant bien que mal des points de vue, des messages et des projets différents, parfois divergents, contradictoires – certains éléments filmiques donnant le sentiment d’être là pour contrebalancer l’effet produit par certains autres. C’est ce qui explique que l’on a pu et que l’on peut leur faire dire, que l’on peut y voir tout et son contraire.
Mais c’est aussi, à un certain niveau d’appréciation et d’appréhension, ce qui fait leur intérêt, et rend leur auteur positivement indéfinissable…. c’est-à-dire vivant et en évolution ; ayant traversé, parfois en faisant des erreurs, parfois avec bonheur et bon sens, les soubresauts et les aléas de l’Histoire et de l’Existence.
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Notes :
1) Francesco De Robertis est l’un des rares cinéastes italiens à rejoindre la République fasciste de Salò, qui peut voir le jour grâce à l’action des nazis sur le sol italien.
2) Cf. Enrique Seknadje-Askénazi, Roberto Rossellini et la Seconde Guerre mondiale – Un cinéaste entre propagande et réalisme, Paris, L’Harmattan, 2000.
3) La revue Cinema a été créée en 1936, et a été dirigée par Vittorio Mussolini à partir de 1938 – jusqu’en juillet 1943. Elle laisse des critiques – souvent de futurs cinéastes – s’exprimer relativement librement, manifester une forme d’antifascisme, préparer consciemment ou pas le renouveau réaliste du cinéma transalpin.
4) Adriano Aprà, « Les Débuts de Rossellini », in Roberto Rossellini, Paris, Éditions de l’Étoile / Cahiers du Cinéma / La Cinémathèque Française, 1990, p.93.
5) Rudolf Thome, « Filmographie commentée », in
Ibid. p.102.
6) L’expression de « film de voix », utilisée par Aprà à propos d’Un pilote revient et du néo-réalisme rossellinien, nous fait penser à celle d’« esquisse» à laquelle Jacques Rivette a eu recours dans les Cahiers du Cinéma, en avril 1955, pour caractériser le geste du réalisateur italien dans Voyage en Italie (1952).
7) Vittorio Mussolini a eu l’occasion de parler de Rossellini. Il a évoqué à son propos un « a-fascisme » et un « a-antifascime », et déclaré, concernant d’Un pilote revient : « Je lui ai confié ce film même si nous avions tous une certaine méfiance envers lui. Car il avait déjà tendance à se rebeller contre les strictes lois de la production ». Cf. le DVD Il était une fois Rome ville ouverte – Un film de Marie Genin et Serge July, Folamour Productions, 2006. [Nous reproduisons ici les sous-titres en français].
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