Roberto Rossellini – L’autre « Trilogie de la guerre » (1944 à 1948)

On ne peut que saluer la sortie, chez Blaq Out, d’un coffret regroupant les trois films que Roberto Rossellini a réalisés au moment où les combats de la Seconde Guerre mondiale finissent de faire rage en Europe et/ou peu après que les Pays de l’Axe ont capitulé.
Il contient donc Rome, ville ouverte (1944-45), qui dénonce la violence barbare exercée par les forces nazies et fascistes contre le peuple romain, et qui loue la résistance farouche de celui-ci. Païsa (1945-46) qui retrace la Campagne d’Italie et évoque la rencontre entre des combattants alliés et la population italienne – laquelle est martyrisée par l’ennemi. Et Allemagne année zéro (1947-48), qui montre les habitants de Berlin tentant de survivre parmi les ruines et les restes fumant du nazisme, qui décrit le destin d’un enfant confronté à cette terrible réalité.

Des bonus fort intéressants sont ajoutés. Parmi eux, trois « commentaires analytiques » du critique Mathieu Macheret, un pour chaque film. Mais aussi un documentaire de Serge July et Marie Genin intitulé « Il était une fois… Rome, ville ouverte » (2006). Et un autre documentaire où l’un des grands spécialistes de Rossellini, Adriano Aprà, propose une forme d’autoportrait du cinéaste : Rossellini vu par Rossellini (1992).

Nous recommandons vivement l’acquisition de ce bel objet filmique à ceux qui ne connaîtraient pas ces œuvres majeures du Néo-réalisme et ces documentaires et documents les prenant comme sujet d’étude. Ayant déjà beaucoup écrit sur les films de guerre de Rossellini [1], nous choisissons ici de nous intéresser à la façon dont ils sont commentés aujourd’hui, en l’occurrence par le critique Mathieu Macheret qui écrit principalement dans le quotidien Le Monde.

Parmi les remarques les plus intéressantes faites par Macheret, il y a celles concernant les différences de ton dans Rome, ville ouverte et le caractère relativement fragmentaire du récit. Une fragmentation qui sera plus évidente dans Païsa, mais qui est déjà , significative. Il y a aussi la belle idée sienne selon laquelle Rossellini propose autre chose qu’un parcours narratif classique : plutôt un « tableau » de la ville, de la situation qui y règne, de la « résistance » populaire dans ses différentes formes. Le réalisateur crée un « paysage » avec ses outils filmiques.

Contrairement à son commentaire sur Allemagne année zéro, où il rapproche le troisième volet de la « trilogie » et les films qui vont suivre, ceux réalisés avec Ingrid Bergman, Macheret ne relie pas Rome, ville ouverte aux œuvres qui l’ont précédé – que Rossellini réalise entre 1941 et 1943 sous l’égide du régime fasciste. On peut comprendre que dans le cadre de sa présentation du film, il n’ait pas forcément le temps de le faire. Et on pourra se reporter au documentaire de July et Genin pour saisir ce dont il est question. Mais il nous semble quand même qu’il y a ici quelque chose de non problématisé.

C’est la question de la réalité, de la nature et des évolutions de l‘engagement du cinéaste et citoyen Roberto Rossellini à différentes époques de sa vie qui est posée, ou ne l’est pas, ainsi que celle des conditions d’émergence du Néo-réalisme, et de la période où cette émergence se produit effectivement.

Il est d’ailleurs étonnant de voir ce coffret intitulé « La Trilogie de la guerre » alors que celui qui est sorti il y a quelques mois chez Bach Films, regroupant Le Navire blanc (1941), Un pilote revient (1942) et L’Homme à la croix (1943), est nommé exactement de la même manière. Les deux séries de films ont bien pour sujet la guerre et peuvent être considérées comme formant deux triptyque. On peut penser que ce sont les éditions Bach Films qui ont quelque peu galvaudé l’expression « trilogie de la guerre ». D’autant plus que des coffrets DVD publiés antérieurement en Italie ou aux États-Unis, et regroupant Rome, ville ouverte, Païsa et Allemagne année zéro, sont intitulés Trilogia di guerra et War Trilogy. Il ne semble pas exister dans ces pays de coffrets regroupant les trois premiers longs métrages de Rossellini.
Cela dit, un coffret est le résultat d’un travail éditorial. Il aurait été utile que les éditions Blaq Out se penchassent davantage sur ce problème de la dénomination d’ensemble des films regroupés. Et qu’elles cherchent à éclaircir les choses plutôt qu’à prendre le risque de la confusion. Des spécialistes éminents de Rossellini comme l’Italien Gianni Rondolino et l’Américain Tag Gallagher ont réservé le terme de « Trilogie de la guerre » aux trois premiers longs métrages du cinéaste dans les monographies qu’ils lui ont consacrées – respectivement en 1989 et 1998.

Pour ce qui est de Païsa, Macheret a de belles formules pour évoquer l’absence de conclusion dans les épisodes qui forment l’ensemble du film – « Rossellini sabote les chutes » -, la rencontre difficile entre les Alliés et les civils ou résistants italiens – il parle d’un « compagnonnage dysfonctionnel » à propos des deux protagonistes de l’épisode napolitain.

Un point nous pose cependant problème quant à l’analyse du film, quant au sens intrinsèque de celui-ci et à son rapport à la réalité historique. Le critique parle des « Alliés » et des « Américains ». Il ne précise pas que parmi les forces combattantes, il y a les Britanniques – c’est d’ailleurs sous le commandement du Général anglais Harold Alexander que la Campagne d’Italie s’est déroulée. Cette distinction est faite par Rossellini et la prendre en compte permet une approche précise et nuancée du sixième épisode. Les Américains sont montrés ici comme comprenant mieux que les Britanniques le sort tragique des Résistants italiens combattant dans la plaine du Pô, et le partageant en partie, alors qu’il est en quelque sorte rappelé que le message du Général Alexander leur demandant en novembre 1944 d’arrêter les combats a été perçu comme une trahison et une forme de condamnation à mort. Un soldat américain a d’ailleurs l’occasion de lancer à propos des Résistants italiens : « Ces gens ne se battent pas pour l’Empire britannique ; ils se battent pour leur vie » [2].

Concernant Allemagne année zéro, Macheret utilise ou réutilise les termes de « tableau » et de « portrait ». Tableau, portrait à travers lesquels sont montrés des aspects divers d’une réalité complexe. Et il voit chez Rossellini un refus de la « dramaturgie » classique, de la ligne narrative ayant une direction bien précise. Macheret considère Edmund comme étant un « guide » pour le spectateur, comme représentant le type d’individu qui est peut-être le plus important dans le Néo-réalisme et notamment le néo-réalisme du Rossellini de la période pré-Bergman : l’Enfant.

Macheret ne considère pas Allemagne année zéro et les deux autres films de la Trilogie comme relevant du « tragique », mais comme exprimant une « sècheresse » dénuée de pathos.
Il pense que le film tourné par Rossellini à Berlin ne propose pas un « recommencement », mais évoque le « néant », en transmettant simplement les sentiments de « colère » et de « révolte » du cinéaste : « Ce n’est pas le film qui posera la première pierre ». Un point de vue des plus intéressants, qui se défend, le critique rejoignant d’ailleurs ici, en partie, l’avis de Gianni Rondolino [3]. Nous appelons cependant le spectateur à ne pas oublier qu’Edmund peut être considéré comme une victime sacrificielle, un bouc émissaire à dimension christique, à travers la mort duquel le recommencement est/sera possible. La dernière image d’Allemagne année zéro n’est-elle pas une pietà ?

Notes :

[1] Nous avons publié dans Culturopoing les textes suivants – concernant les films de Rossellini :
Les trois premiers longs métrages de Rossellini
Rome ville ouverte
Allemagne année zéro
[2] Cf. Enrique Seknadje, Roberto Rossellini et la Seconde Guerre mondiale – Un cinéaste entre propagande et réalisme, L’Harmattan, Paris, 2000, pp.148 et sq.
[3] Cf. Gianni Rondolino, Roberto Rossellini, U.T.E.T., Torino, pp.138 et sq.

 

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