Dès les premières images, le mouvement se met en branle tel un flux continu. Tapis dans l’ombre, les activistes d’Act Up-Paris s’apprêtent à envahir la scène. Du collectif à l’individu, la mécanique ne fait pas de pause : peu importe que la Seine ne soit rouge sang qu’en rêve, l’énergie commune propulse chacun dans l’action et lui donne la force d’avancer encore. Qu’il agisse par révolte, altruisme ou désespoir, chaque membre trouve dans le groupe le carburant pour continuer tant celui-ci permet de ne pas rester seul.
Le mouvement construit et porte le film. Tourbillon en constant renouvellement, il mêle combat associatif et combat intime en créant des ponts, des respirations, des accélérations. Les discussions alternent avec les actions, les échanges personnels, les Gay Pride, les soirées en boîte. Ce qui pourrait se transformer en insupportable brouhaha s’avère parfaitement limpide, intelligible et passionnant.
Les réunions hebdomadaires (RH) se tiennent dans un amphithéâtre. Deux animateurs font en sorte que chacun puisse s’exprimer et laisser les autres répondre : il faut respecter l’ordre du jour et les temps de parole. Robin Campillo place trois caméras dans le décor pour suivre les échanges en continu. Le montage qu’il propose donne le rythme et propulse le spectateur au cœur de joutes verbales. La justesse du jeu et des dialogues permet d’assister à l’élaboration des plans d’action, tout devant être dit malgré les divergences plus ou moins profondes opposant les uns aux autres. Si l’exaltation des débats laisse peu de temps à l’analyse, elle galvanise et intègre chaque participant. Au centre de tout, la force de vie domine, motive, cherche à apprivoiser l’urgence. : soit tu es en vie, soit tu es mort.
Par le prisme d’histoires d’amour, Robin Campillo s’intéresse aux minorités, les indésirables dont la société ne sait que faire. Avec le retour à la vie de défunts dans un long métrage fantastique, Les Revenants pouvaient être vus comme des migrants légitimes mais encombrants, alors qu’Eastern Boys suivait le parcours de réfugiés. Incapables de les prendre en charge et de les intégrer, les institutions s’en remettaient à l’intervention des forces armées pour finalement se débarrasser d’eux.
L’histoire d’amour entre Nathan (Arnaud Valois), nouveau venu, et Sean (Nahuel Pérez Biscayart) activiste aguerri, naît au cœur du maelström et résonne avec lui. Alors que l’un est séropositif et l’autre non, elle vient questionner les fondements du sentiment amoureux : Nathan aime-t-il Sean parce qu’il a le sida ? Sean accepte-il que Nathan s’occupe de lui afin qu’il partage son expérience ? La profonde sensualité de la première scène d’amour, à peine perturbée par l’usage du préservatif, parvient à extraire les deux jeunes hommes de cette pensée mortifère. Après dix ans d’épidémie et d’humiliations, Act Up permet aux malades, ainsi qu’à leurs proches, non seulement d’envisager un avenir, mais de pouvoir le prendre en main. Alors que des milliers d’homosexuels, de toxicomanes, de prostituées, d’hémophiles et de transfusés sont morts dans l’indifférence générale, s’accorder encore le droit d’aimer et d’être aimé nourrit la lutte collective.
Dans les années 90, les téléphones portables naissent à peine et les réseaux sociaux n’existent pas. Pour que les actions soient filmées puis diffusées, l’originalité et la surprise s’avèrent essentielles. La manière de les préparer et de les mettre en scène alimente grandement les discussions souvent conflictuelles des RH. Il s’agit de savoir à chaque fois de quelle manière Act Up doit se comporter face aux laboratoires pharmaceutiques, aux politiques, à l’Agence française de lutte contre le sida. Si la violence des slogans et la virulence de certains happenings restent à jamais en mémoire, cela tient à la nature même du combat. Leur dimension artistique, graphique et visuelle fournit au réalisateur une matière cinématographique et surtout théâtrale qu’il exploite pleinement.
En fusionnant réalité et fiction, travaillant d’après ses propres souvenirs sans chercher à faire le portrait « ressemblant » de ceux qui ont animé l’association, Robin Campillo construit des personnages libres aux destins mêlés. Lui importent alors la ferveur du groupe, ses contradictions et son identité de « famille choisie ». Quand l’un de ses membres s’en extrait parce que la maladie le dévore, la solitude qui s’abat sur lui vibre encore plus cruellement. Du collectif à l’individu, le flux de 120 battements par minute coule, vrille, se tord mais toujours repart : rien ne l’arrête et surtout pas la mort, les militants disparus rappelant leur légitimité dans cette urgence d’agir.
Vive et rythmée, la mise en scène devient le mouvement qu’elle crée. Fragmentée mais structurée, l’architecture du récit superpose de multiples instants de vie dans un ensemble complexe mais harmonieux. Ralentis, flash-back et flash-forward renforcent l’identité fictionnelle du film contre toute représentation documentaire. Qu’ils s’enchaînent de manière onirique – comme cette Seine rouge sang, ces particules de poussière se transformant en cellules – ou en cuts secs, les procédés formels se mêlent tels les souvenirs de l’histoire d’amour entre Nathan et Sean : l’ordre importe peu, les digressions n’altèrent en rien la force des émotions. Incarnés et présents, jamais broyés par le groupe, tous les personnages existent avec puissance. Parce que la maladie attaque les corps, ces mêmes corps doivent réagir, se dresser ou se coucher pour faire barrage, danser ou baiser : toujours en mouvement, ils sont la vie. La musique d’Arnaud Rebotini, à la fois angoissante et entraînante, leur permet d’exulter.
Réunis en troupe, les comédiens transcendent leur rôle et nourrissent la matière profondément charnelle de 120 battements par minute. Il faudrait énumérer tous les noms, Aloïse Sauvage, Ariel Borenstein, Médhi Touré, Félix Maritaud, Catherine Vinatier ou Saadia Bentaieb au même titre que les premiers rôles, Nahuel Pérez Biscayart (à l’affiche d’Au revoir là-haut d’Albert Dupontel), Arnaud Valois dont ce film signe le retour professionnel, Antoine Reinartz, Adèle Haenel… Quelle que soit leur renommée, pas un de dénote, étant tous au service d’un film d’une incroyable richesse, fougueux, vif, drôle et bouleversant.
En transformant le réel en œuvre de cinéma, Robin Campillo frappe juste. Intrinsèquement politique, sa troisième réalisation impose un travail de mémoire sans nostalgie ni misérabilisme, à l’heure où le management d’entreprise installé au sommet de l’État vise à annuler toute lutte. Il rappelle également combien les actions d’Act Up ont permis de mettre en lumière l’urgence d’agir, de soigner, d’encadrer et simplement de dire ; et le permettent encore aujourd’hui – il suffit de voir l’incapacité des dirigeants à proposer une vraie campagne de prévention. Plongeant dans les années 90 en pleine épidémie du sida, Robin Campillo propose un film de vie, d’amour et de combat : 120 battements par minute brille de mille feux.
Article initialement publié pour la sortie nationale du film en salles, le 23 août 2017
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