La mort est une fête
Notre période, hantée par la crise sanitaire et la panique virale, a transformé une œuvre majeure du cinéma de genre anglais en une arlésienne ; les fermetures successives des salles de cinéma ont reporté d’autant la ressortie en copie restaurée, devenue hypothétique, de The Wicker Man de Robin Hardy (1973). Fort heureusement, l’excellent Jean-Baptiste Thoret, par le truchement de sa collection « Make my day » éditée chez Studio Canal, a mis son costume de magicien pour changer l’invisibilité en salles en visibilité domestique, permettant la re-découverte de ce film séminal, figure tutélaire du genre folk horror et influence majeure pour tout un pan du cinéma de genre (dont les occurrences les plus marquantes du cinéma récent restent le dernier tiers du Kill List de Ben Wheatley [2011], ou encore, de façon plus flagrante, Midsommar d’Ari Aster [2019]).
Découvrir ou revoir aujourd’hui The Wicker Man est salutaire tant le film, derrière ses apparats très seventies, semble parler de sujets qui peuvent nous être contemporains : l’affrontement à mort de croyances divergentes, la recherche de civilisations et de sociétés alternatives à celles rassemblant le reste du monde… Le film de Robin Hardy dresse le portrait d’une utopie à la fois libertaire et cauchemardesque, s’attelant tout autant à célébrer les corps et leur érotisme intrinsèque qu’à broyer tout être qui souhaiterait déstabiliser l’équilibre communautaire.
Que raconte le film ? Une recherche. Celle d’une petite fille apparemment disparue sur Summerisle, île isolée des Hébrides. Le policier Neil Howie (Edward Woodward) arrive en hydravion de Grande-Bretagne afin de mener son enquête. Personnage rigoureux et bigot, Howie se heurte aux rites et à la paillardise des habitants d’une île qui font tout pour entraver la bonne marche de ses investigations. Ce farouche affrontement va se cristalliser lors des festivités du 1er mai, célébrant les dieux païens du Soleil (Nuada) et de la Récolte (Avellenau), et menées par le gouverneur-gourou de l’île Lord Summerisle (Christopher Lee, acteur à la filmographie riche et massive qui considérait The Wicker Man comme le meilleur film de sa carrière et qui a sacrifié une large part de son salaire pour que ce chef-d’oeuvre puisse aboutir).
Les motifs et la trajectoire narrative du film évoquent ceux de la bible carrollienne Alice au Pays des Merveilles, du long périple aérien du policier lors de la scène générique évoquant la chute d’Alice dans le terrier aux membres d’une communauté aux comportements déstabilisants pour qui serait étranger aux us et coutumes de l’île, générant une atmosphère onirique à la fois source d’émerveillement et d’inquiétante étrangeté. Les angles morts, les mensonges, le rapport aux corps, aux mœurs et à la mort font en effet suinter la potentielle violence profondément enracinée dans cette communauté, et graphiquement représentée par le lapin mort (carrollien?) retrouvé dans le cercueil exhumé de la petite Rowan. Robin Hardy filme Summerisle comme un lieu certes édénique mais menaçant, présentant en quelques scènes les habitants du lieu comme des cousins éloignés des ruraux assassins cornouaillais vus chez Sam Peckinpah dans Les Chiens de paille (1971) ; les regards des insulaires sont autant d’instruments de surveillance ligués contre les instincts indiscrets d’un policier étranger à la communauté ; l’intrusion de ce dernier dans le pub-auberge de Summerisle transforme le maelström agitant le lieu en un silence pesant d’une hostilité sourde… Ceci avant que toute la clientèle du lieu entonne une chanson d’une verte paillardise, rendue inquiétante par les angles de prises de vue choisis par Hardy (le réalisateur multiplie les contre-plongées filmant de travers les clients beuglants) et aux paroles propres à choquer le puritanisme de Howie. Les insulaires n’ont-ils pas senti, par ailleurs, cette rigidité morale chez le policier ? N’entonnent-ils pas cet hymne au sexe cru pour le faire fuir ?
Cette idée de provocation est importante, elle est même directrice dans The Wicker Man ; le combat idéologique, presque ésotérique entre le catholicisme de Howie et le paganisme de l’île n’est pour le représentant des forces de l’ordre (amusant de parler d’ordre alors même que le lieu semble en être dénué !) qu’une suite ininterrompue de mises à l’épreuve de sa morale, dont la plus marquante est la tentative d’envoûtement par la belle et blonde fille de l’aubergiste, Willow (Britt Ekland), tentant d’attirer le policier sur les récifs de son érotisme par un chant et une chorégraphie dénudée presque chamaniques s’apparentant à la fameuse tentative des Sirènes de piéger Ulysse en le faisant sombrer (cet épisode du récit homérique étant incontestablement lui-même une parabole morale). Cette scène-charnière est placée entre celle où le policier sort de l’auberge pour constater que quelques couples font l’amour à la vue de tous devant l’établissement et la scène musicale de l’arbre de mai associant les enfants à la fécondité de l’île. Selon le point de vue, Summerisle est donc endroit hédoniste ou pervers à force de liberté morale ; le film reconduit alors narrativement l’opposition (qui lui est contemporaine) entre les adeptes du mouvement hippie et ses contempteurs, The Wicker Man prenant parfois l’allure d’un musical adoptant l’esprit libertaire de cette contre-culture tout en y instillant une certaine forme de toxicité.
Cet affrontement de valeurs atteint son apogée lors des cérémonies du 1er mai sur Summerisle, que montre le dernier tiers du film. Ce long moment de cinéma définit ce qu’est l’île (et peut-être l’utopie païenne qu’elle recèle) : une illusion, un rejet du réel (et le policier, représentant d’un état, est nécessairement une composante de ce réel honni). Ceci est bien entendu représenté par la dialectique du masque, objet à la symbolique riche servant autant à la dissimulation de celui qui le porte qu’à son changement d’identité. Le masque est par essence synonyme de l’ambiguïté des êtres : celui qui porte un masque a littéralement deux visages. Les festivités du 1er mai sont montrées comme une pure mise en scène de théâtre mystique revisitant les rites druidiques du site de Stonehenge, avec ses costumes, ses personnages se substituant aux rôles sociaux dévolus aux habitants de l’île, ses danses et farandoles, ses répliques et actes rituels, et son acteur-metteur en scène en la personne de Lord Summerisle. En participant à la cérémonie afin de piéger les insulaires qu’il considère criminels, en prenant un rôle et un masque au sein de la fête, Howie acquiert cette ambiguïté dont nous parlions : il se dissimule et se transforme, devenant ce qu’il ne veut pas être (un païen) tout en restant celui qu’il est (un chrétien).
Et de nous rendre compte que l’ambiguïté est exactement ce que recherche le film lui-même, la confrontation des valeurs étant le seul carburant de son récit protéiforme, tout à la fois récit policier, musical bigarré très flower power et film d’horreur cruel. Jamais The Wicker Man ne juge ses personnages, leurs croyances, leurs idéaux ; jamais il ne prend parti pour l’un ou les autres. Il montre la confrontation comme un état de fait, la différence idéologique et théologique comme une menace mortifère, la croyance comme un aveuglement (le sergent Howie semble manipulé de bout en bout, animalisé très tôt dans le film par ce cafard attaché à un clou par une ficelle et avançant vers sa mort à chaque pas alors même qu’il croit se libérer). L’enregistrement brut et définitif de cette confrontation a lieu lors de la séquence finale : Howie est enfermé dans le dieu d’osier (substitut païen à l’icône christique) en train de flamber ; il hurle ses prières pour échapper aux Enfers alors que les insulaires chantent joyeusement à la gloire de leurs divinités en regardant le sacrifice. La bigoterie devient victime, la liberté devient amorale… Et de constater que la grandeur et l’importance de The Wicker Man provient certainement de son envie de ne tomber dans aucun lieu commun ni aucune facilité, ceci tout en générant une violence de propos encore audacieuse. Un film qui est régulièrement cité par sa descendance artistique, qui influence de manière durable le cinéma qui lui succède, est un film qui ne perdra jamais vraiment sa modernité. Il faudrait constamment revisiter ce chef-d’oeuvre : sans mauvais jeu de mots, The Wicker Man est un film qui n’a pas fini de faire long feu.
La présente édition de « Make my Day ! » contient :
- le DVD de la version du film exploitée au cinéma
- Le Blu-ray de sa version director’s cut.
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