En 1964, soit trois ans à peine après Les Innocents, Deborah Kerr revient endosser le rôle de perceptrice pour une adolescente de quinze ans réputée difficile. Miss Madrigal répond à l’annonce de la vieille Mrs St Maugham en charge de Laurel, sa petite-fille, sur laquelle elle a main mise. Elle espère obtenir le poste que toutes ont abandonné précipitamment jusqu’à présent. Elle est reçue dans ce manoir près des falaises par le très aimable Maitland, dont la discrétion peine à dissimuler que sa mission dépasse celle d’un simple majordome. De fait, Laurel, par son attitude provocatrice et impitoyable, décourage toutes les postulantes. Après avoir rencontré l’ingérable enfant, certaines ont vite perdu leur sérénité et fui avant même l’entretien d’embauche. Laurel interroge les candidates, les harcèle de questions plus impertinentes les unes que les autres, empêchant tout dialogue, ou plutôt le dominant, prête à répondre du tac au tac dans la joute, et monopolisant l’attention. Surtout, elle dresse un autoportrait peu flatteur, propre à épouvanter l’interlocuteur, annonçant outrageusement ses fâcheuses tendances à l’hystérie et à la pyromanie, sa résolue désobéissance et sa mythomanie, jugeant les adultes et les défiant. Tout chez Laurel est trop facilement éclairé, surexposé pour qu’on y accorde intégralement crédit. Le tableau est bien trop explicite et exubérant, dénué de zone d’ombre pour ne pas justement en dissimuler les vraies craquelures. Comble de l’ironie, pour une jeune fille de son âge elle expose un sens de l’auto-analyse étonnant, se déclarant ouvertement névrosée et se définit comme un cas psychanalytique idéal.
Miss Madrigal ne se démonte pas face à la gamine délurée. Son attitude tout en façade, ne laissant rien deviner, trahit elle aussi un mystère. Laurel contre elle, c’est secret contre secret. Le duo se définit à la fois comme un affrontement et une relation de fascination – tout aussi fascinante pour le spectateur – dans laquelle chacune tente de faire céder l’autre et de la démasquer, mettre au jour ce que dissimule le silence de l’une et la parole excessive de l’autre, une stratégie du piège dont on saisit progressivement les enjeux. La présence de Deborah Kerr aidant, difficile de ne pas percevoir Miss Madrigal / Laurel comme une réminiscence de Miss Giddens / Flora dans The Innocents, l’échange tendu constituant également une introspection, un voyage au fond de sa conscience, chacune essayant de se révéler à soi-même à travers l’autre. Mais on se souvient de la manière dont dans le Tour d’Ecrou l’une des interprétations du roman menait à une explication purement fantasmatique où la gouvernante aurait potentiellement tout inventé en transférant ses propres angoisses sur l’enfant. Ici, toute éventualité surnaturelle a disparu et le manoir devient l’empire de la névrose, dans lequel Miss Madrigal se sent quasiment investie d’une mission tant Laurel lui tend le reflet d’elle-même enfant : elle entrevoit la possibilité de racheter son malheur existentiel en la menant à s’ouvrir, à se libérer, à expulser la vérité, à libérer la parole, non pas celle qui hurle sa désobéissance et sa haine, mais qui confesse enfin sa souffrance. Miss Madrigal décrypte parfaitement Laurel qui ne la heurte pas, ne l’impressionne pas, ne la détruit pas. Parce qu’elle est déjà intérieurement en ruines. Dans ce dialogue loin d’être unilatéral, celle qui libérera le plus l’autre de ses souffrances n’est peut-être pas celle que l’on croit. Avec une méthode extrêmement violente, à la manière d’une petite enquêtrice tentant de faire tomber une coupable Laurel engage une forme de guerre d’usure, espionnant, fouillant dans les affaires de Miss Madrigal pour obtenir les informations qui la feront tomber et qui débouchera sur un tout autre attachement.
Malgré les origines théâtrales de l’œuvre d’origine, The Chalk Garden n’est jamais statique. Ronald Neame s’en sort remarquablement bien au niveau de la mise en scène, accompagnant avec discrétion et élégance les mouvements de son personnage. The Chalk Garden ne serait rien sans son interprétation géniale à tous les niveaux : Deborah Kerr bouleversante, Edith Evans tantôt agaçante, tantôt poignante, et John Mills fabuleux de justesse. Déjà formidable, sa fille, la toute jeune Hayley Mills, dans un rôle extrêmement difficile, passe progressivement du numéro volubile qui pourrait agacer dans son artificialité, à la fragilité la plus émouvante. La présence des Mills, père et fille, ajoute une intensité confondante, surtout dans une œuvre où rôde l’absence du père et où l’éducation d’une jeune fille se partage entre deux femmes. Maitland/John constitue l’unique présence masculine, substitut paternel. Laurel/Haley lui donne la réplique dans une communication voguant entre confrontation et connivence ; ce fusionnement de complicité réelle et fictionnelle parfaitement palpable n’en est que plus troublant.
Toute la beauté de l’écriture de The Chalk Garden tient à ces murs de secrets – dont Laurel constitue la première pierre – que constituent ses personnages, laissant progressivement tomber le masque pour révéler leur visage, leur douleur. Le persona dans The Chalk Garden constitue le vrai climax, le suspense. Cette œuvre splendide sur le secret et la zone d’ombre parvient jusqu’au bout à rester dans une forme de légèreté ludique, d’atmosphère délicieusement « agathachristienne », mais disséminant graduellement les pièces du puzzle psychologique plutôt que d’amener une quelconque résolution policière. Une telle intrigue constituait un chemin tout tracé pour l’esthétique gothique : au contraire, la photo d’Arthur Ibbetson surprend par la vivacité des couleurs, le choix de textures ensoleillées. Adaptée par John Michael Hayes, l’écriture d’Enid Bagnold excelle dans l’étude des labyrinthes de la psyché féminine, alliée à une observation très juste de l’adolescence. Affectionnant les héroïnes de cet âge elle est notamment l’auteur du roman National Velvet, dont Bryan Forbes tirera un film en 1978. Elle offre ici trois superbes portraits de femme à trois âges décisifs, avec en retrait, un sublime regard masculin, d’une finesse observatrice inouïe, ce majordome en quête de salut : si Maitland voue une éternelle reconnaissance à Mrs St Maugham c’est qu’il lui sait gré de l’avoir recueilli après une tragédie dont il se sait coupable. Le manoir est devenu en quelque sorte un refuge, un lieu d’ermitage et d’expiation.
Contrairement à Henry James, loin d’entrainer les êtres mutuellement dans l’abîme, les mécanismes névrotiques débouchent sur quelque chose de lumineux où les failles des uns entrent en résonnance, en raisonnance, avec les fissures des autres, pour engendrer une forme d’harmonie, élevant les individus, leur permettant de dépasser, transformer leurs traumas, les invitant à la renaissance. Du majordome à la grand-mère, tous ont connu un choc, tous ont une blessure ouverte que l’arrivée de Miss Madrigal, véritable catalyseur, va raviver. The Chalk Garden frappe alors par son absence de manichéisme, laissant une chance, une raison à chacun, qu’il s’agisse de la recherche de la rédemption d’une femme ou de l’épouvante ressentie par une vieille dame face à la solitude. Tout espoir est envisageable même avec les cœurs les plus arides, les âmes les plus inertes, à l’image de ce jardin de craie qui donne son titre au film où nulle fleur ne semble pouvoir éclore et qui probablement, à force de persévérance, renaîtra à son tour.
Suppléments
Comme souvent chez Powerhouse, la copie restaurée est magnifique, avec des couleurs subtiles et chatoyantes. Cette édition propose pour commencer un commentaire audio en duo des historiennes Lucy Bolton et Josephine Botting (2021). L’Interview BEHP avec Ronald Neame (1991, 107 mins) Dans un document d’archive audio de 1991 réalisé par le British Entertainment History Project Ronald Neame s’entretient de son travail avec Roy Fowler. L’assistant de production Maurice Landsberger (Fertile Ground (2021, 8 mins)) se souvient quant à lui du tournage du film à Eastbourne. 8mm Location Footage (1963, 1 min) est constitué d’extraits de home movies de John Mills tourné à Beachy Head pendant le tournage. Dans Clever Conversation (2021, 22 mins) l’auteur et musicien David Huckvale s’attarde sur la partition de Malcolm Arnold. La vie et la carrière d’Enid Bagnold ne sont pas oubliées dans le très instructif Loved and Envied (2021, 11 mins) de Josephine Botting. N’oublions pas les habituelles galeries photos et la bande annonce originale. Enfin, dans le livret de 32 pages, nous pouvons lire une analyse de Melanie Williams, un texte de Bethan Roberts sur la fabrication du film, ainsi qu’un choix de réceptions critiques de l’époque. Une très belle édition qui permettra de découvrir ce film si beau et si subtil injustement oublié.
Blu-ray édité par Powerhouse films
Le films possède des sous-titres en anglais uniquement.
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