Artiste d’une polyvalence spectaculaire dont la carrière s’avère déjà riche, S. Craig Zahler, est pourtant un patronyme qui ne parlera qu’à une maigre poignée de connaisseurs. Directeur de la photographie pendant les années 90, il s’illustre durant la première décennie 2000 à travers le metal sous le nom de scène Czar au sein des groupes Charnel Valley puis Realmbuilder pour lequel il est batteur et parolier. Il se lance au cours de la décennie suivante dans l’écriture, ayant signé à ce jour, quatre romans, le premier Une assemblée de chacals avait d’ailleurs été distingué par quelques nominations prestigieuses. On lui doit également le scénario du film d’horreur The Incident (2012) d’Alexandre Courtès (principalement réalisateur de clips, notamment plusieurs pour U2, mais aussi derrière quelques segments du film à sketchs impulsé par Jean Dujardin et Gilles Lellouche, Les Infidèles) ainsi que la rédaction de plusieurs pièces de théâtre (celles-ci ont la réputation d’être déjantées), en plus de présenter, anecdote insolite, des états de service comme traiteur. Après avoir oscillé entre westerns et polars à travers ses romans, Il passe à la réalisation en 2015 avec Bone Tomahawk, qui investit le premier des deux genres sur un mode ultra violent, réunissant au casting Kurt Russel, Patrick Wilson, Richard Jenkins, Matthew Fox et en prime, au détour d’une courte apparition Sid Haig (le capitaine Spalding de La Maison des 1000 morts et The Devil’s Rejects, l’une des figures phares de l’univers du cinéaste-métalleux Rob Zombie). Film patient, prenant le temps de construire des personnages venant régulièrement trahir les impressions premières afin de gagner en complexité à mesure que progresse l’intrigue, avant de s’achever par une explosion de violence à la fois écœurante et nécessaire (en ce sens jamais gratuite) concluant le périple de ses héros dans le sang avec des instincts bisseux assumés aussi perturbants que jouissifs. Relecture singulière d’un genre fondateur dans l’histoire du cinéma américain, rappelant inévitablement aux racines mêmes des États-Unis. Deux ans plus tard, il bascule dans le contemporain avec Section 99 (Brawl in Cell 99), fiction carcérale brutale et viscérale, portée par un Vince Vaughn dément à contre-emploi, confirmant les dispositions de son metteur en scène à s’approprier des archétypes proche de la série B pour aller en tirer une forme de noblesse et une vraie puissance émotionnelle, en les confrontant à des thématiques ambitieuses et des références présumées plus prestigieuses (bibliques et mythologiques dans le cas présent). En dépit de présentations en festivals et d’accueils globalement très favorables, les deux long-métrages doivent se contenter de sorties techniques aux USA et directement en vidéo en France. Sa troisième réalisation, présentée Hors Compétition lors de la Mostra 2018, récompensée par le prix sang neuf au Festival International du film policier à Beaune 2019, doit malheureusement se résoudre au même chemin. Traîné sur le bitume (traduction littérale du titre original, Dragged Accross Concrete), un polar dépassant les 2h30 de durée, réunissant en tandem Mel Gibson et Vince Vaughn, aux côtés de Tory Kittles, Michael Jay White, Laurie Holden, Thomas Krestschmann mais aussi les désormais fidèles Jennifer Carpenter, Udo Kier et Don Johnson. Deux policiers, le vieux briscard Brett Ridgeman (Mel Gibson) et son partenaire plus jeune Anthony Lurasetti (Vince Vaughn) sont suspendus pour usage abusif de la force après une arrestation musclée filmée et diffusée sur les réseaux sociaux. À court d’argent, ces deux représentants de l’ordre basculent de l’autre côté de la loi pour s’arroger une compensation…
Première incursion cinématographique de S. Craig Zahler dans le registre du polar, Traîné sur le bitume se pose en quintessence même de son art, ici poussé vers une forme de paroxysme. La simple lecture du synopsis, dévoile un argument de scénario nous renvoyant instantanément à une thématique familière, après Bone Tomahawk et Section 99 : la nécessité pour ses héros d’enfreindre les règles, basculer dans la marginalité, l’illégalité, soit afin de sauver de leurs proches, soit en quête de leur propre salut, les deux pouvant être liés. À l’instar de ses deux prédécesseurs , le cinéaste ne se gêne pas pour prendre son temps, exposer un à un les nombreux acteurs de son récit : chez lui la caractérisation des personnages prime sur les péripéties ou plutôt elle contribue à densifier l’intrigue alors même qu’elle feint de s’en écarter. Fort d’une durée imposante devenue inhabituelle pour le genre et à la faveur d’une écriture rigoureuse, d’une mise en scène frontale (peu de mouvements, plans longs, cadres fixes) ainsi que d’un casting savamment pensé, il aiguise son style, affûte son propos, en radicalisant son dispositif. Déployant un langage cinématographique en rupture avec les codes esthétiques et narratifs dominants, le réalisateur s’affirme tout en s’installant – volontairement ou involontairement – dans une position anachronique, jouant certainement en sa défaveur quant à la mise en lumière, l’exploitation de ses travaux, mais dont on a la forte conviction qu’elle s’avérera payante pour leur postérité. Cette approche va de pair avec les individualités qu’il mets en scène, pour la plupart inadaptées à leur temps. Ces dernières sont quelquefois amenées à manifester la conscience de ce décalage au détour de dialogues brillants, tour à tour essentiels, existentiels et digressifs, parfois aussi ce contraste est perceptible par les simples ruptures elliptiques exprimées au montage à l’intérieur d’une même séquence. En ce sens, l’introduction, nous présentant Henry (Tory Kittles), est le parfait reflet d’un univers corrompu où l’innocence a quasiment disparu (il faudra donc la protéger à tout prix) et mode d’emploi d’un film à la fois limpide et ambigu, dense, complexe. En plein ébat sexuel, Henry s’intéresse moins à l’acte qu’aux sentiments passés nourris à l’égard de sa partenaire (et la réciprocité de ceux-ci). Révélés dans la foulée, ils distillent immédiatement une sensation de mélancolie (laquelle refera surface à plusieurs occasions), teintant le présent de regrets, l’agrémentant d’une triste connaissance de l’échec. La scène suivante, tandis que l’on comprend, son passé récent (la prison) et l’activité de la femme vue l’instant précédent, il manifeste le besoin de « s’acclimater » avant d’envisager un quelconque « coup ». Cette présentation soignée, déjouant constamment les idées reçues et prévisions, S. Craig Zahler la reconduit à l’égard d’une majorité de figures traversant son long-métrage et en dépit de leur temps de présence à l’écran, se refusant autant à une hiérarchisation concernant leur importance éventuelle qu’à un quelconque jugement moral, réservant en revanche un traitement spécifique à chacun et chacune, façonnant ainsi un puzzle fluide et stimulant.
Peu après avoir introduit les inspecteurs Ridgeman et Lurasetti (duo très loin du mode buddy-movie façon L’Arme Fatale que pourrait inspirer la présence de Gibson) au moyen d’une interpellation très musclée, on assiste au contrecoup. Plus que par leurs actes à proprement parler, les deux hommes sont rattrapés par une époque avec laquelle ils ne sont plus en phase. Victimes à la fois de nouvelles technologies (filmés par un téléphone portable, images de qualité médiocre retransmises sur les chaînes d’information continue) qui leur échappent et d’une ère au politiquement correct (la personne interpellée est, cerise sur le gâteau, issue d’une minorité) caricatural dévoyant sa cause initiale à force de dogmatisme forcené où l’opinion se transforme en tribunal populaire plus puissant que la « justice réelle ». « Être étiqueté raciste aujourd’hui c’est comme être accusé de communisme dans les années 50 » leur rappelle leur chef incarné le temps d’une séquence par Don Johnson, autrement plus propre sur lui que dans Section 99. Si d’évidence, il y a ici un film profondément politique, il n’est pas à chercher du côté des idéologies supposément défendues par les deux policiers suspendus, eux-mêmes incarnés par des acteurs plutôt identifiés comme conservateurs. Petite parenthèse concernant les deux interprètes, Vince Vaughn prend le contre-pied de sa précédente prestation chez le réalisateur, confirme sa bascule vers un cinéma plus « sérieux » après plusieurs services rendus à la comédie (Serial Noceurs, Dodgeball, Anchorman) face à un Mel Gibson impérial qui n’a pas bénéficié d’une partition aussi belle depuis fort longtemps (au moins Signes de M. Night Shyamalan). Dire qu’à travers cet officier aux états de service plus que solides, mis sur la touche suite à un débordement devenu public, broyé par l’institution qu’il sert, se trouve en creux le spectre d’un homme longtemps mis au ban d’Hollywood (avant de se refaire une santé par ses propres soins, grâce à ses talents de réalisateur) après un dérapage médiatisé alors même qu’il avait fait ses beaux jours de nombreuses années, ne paraît pas inapproprié.
En observant des laissés-pour-compte, des sacrifiés du système, des personnages abîmés physiquement ou psychologiquement, Zahler ausculte le chaos d’un pays gangrené de l’intérieur. Factures béantes, qu’elles soient ethniques ou sociales, climat de paranoïa naissant, tendance palpable au repli sur soi (familial ou communautaire)… Il est permis d’y voir, via le prisme codifié du genre, le miroir déformé de la présidence Trump. Alors que Bone Tomahawk et Section 99, se construisaient sur un calme relatif avant de s’adonner dans leurs derniers actes respectifs à des explosions de sauvagerie appuyée, Trainé sur le bitume à l’inverse ancre la violence sous toutes ses formes (graphique, verbale, raciale, sociale…) dans la quotidienneté apparente de son récit, quitte à faire mine de la banaliser. D’irruptions froides et soudaines non précédés d’explications ou contextes à des répliques sans équivoque, une disposition naturelle à l’expression brutale des sentiments guette en permanence. Le cinéaste dépeint un pays (un monde ?) contaminé par le mal, aux perspectives bien minces, dans lequel il convient de préserver coûte que coûte les jeunes générations bien que celles-ci soient déjà exposées. Fuir le réel apparaît comme l’une des rares opportunités, possibilités de bonheur, faisant surtout du virtuel (le jeu vidéo) le vecteur possible d’une autre réalité ou du moins d’influer, changer celle-ci, sans certitudes, juste une once d’espoir. Ce pessimisme avéré tend à inscrire le metteur en scène dans le sillage d’un William Friedkin, en plus d’adopter une forme (sûrement héritée de son passif de dramaturge) trouvant des échos dans celle de sa deuxième adaptation de Tracy Letts, Killer Joe. Conjointement, la propension de l’auteur à se débarrasser des clichés qu’il semble embrasser afin de servir humblement le genre autant que discrètement disséminer des interrogations plus essentielles, le rapprocherait – et tant pis si la comparaison à été galvaudée plus d’une fois – de Quentin Tarantino. Une dernière affiliation qui va de pair avec une cinéphilie marquée par plusieurs tendances similaires héritées des années 70, allant du Nouvel Hollywood à des cinéastes comme Sam Peckinpah ou Don Siegel mais aussi des orfèvres du bis comme Lucio Fulci (et particulièrement ses réalisations durant cette décennie). Dans l’ombre, à la marge, S. Craig Zahler construit une œuvre atypique, cohérente et sans concessions, sabordée, sacrifiée sur l’autel de considérations commerciales, dans ces conditions la découverte de son cinéma relève du devoir cinéphile. Sa dernière réalisation – peut-être la plus aboutie, la plus mûre à ce jour – constitue un formidable point d’entrée et l’une des propositions les plus fortes vues depuis le début de l’année.
Disponible en VOD, DVD et Blu-Ray.
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