Samuel Fuller – « Dressé pour tuer » (« White Dog ») (1982)

Certaines sorties DVD et Blu-Ray sont plus attendues que d’autres. Parmi les nombreuses arlésiennes de l’édition, Dressé pour tuer figure en bonne position. Son arrivée au catalogue d’ESC, qui plus est dans un combo riche en suppléments, s’impose donc comme un événement. Pourquoi autant d’attente ? Car au-delà de sa réussite cinématographique indéniable, White Dog (de son titre original) relève du cas d’école d’un film littéralement sacrifié par son studio. Adaptation d’un roman de Romain Gary d’abord paru en 1970 dans les pages de Life, l’histoire s’inspire d’une expérience vécue par l’écrivain lorsqu’il habitait à Los Angeles avec Jean Seberg. On y suit Julie (Kristy McNicoll), une jeune actrice qui percute accidentellement un chien blanc au comportement violent. Très vite, elle se rend compte que l’animal a été élevé par un propriétaire raciste pour attaquer toute personne noire, et décide de le confier à Keys (Paul Winfield), un dresseur de chiens afro-américain afin de le rééduquer. Un sujet fort qui sent le soufre et attire évidemment les producteurs. 

La Paramount, détentrice des droits, confie initialement le projet à Roman Polanski (contraint de fuir les Etats-Unis pour les raisons que l’on sait), puis à Tony Scott, qui souhaite en faire son premier long-métrage en 1980. C’est finalement le vétéran Samuel Fuller qui est embauché sous les conseils du scénariste, et futur réalisateur, Curtis Hanson. Le cinéaste, peu connu pour ses concessions aux studios, livre une œuvre brutale et ambiguë. Suite à de nombreuses pressions, sur lesquelles nous reviendrons en détail, le film ne connaîtra qu’une sortie limitée dans une poignée de salles américaines (contrairement à la France et l’Angleterre où il sera distribué normalement). Pire encore, malgré quelques diffusions sur des chaînes câblées, il ne sera disponible en support physique que vingt-cinq ans après sa sortie, lorsqu’il rejoint le catalogue DVD de Criterion en 2008. Examen d’une œuvre maudite qui a amplement mérité son statut de culte. 

© ESC Editions

Dans les cartons de Paramount depuis 1975, l’adaptation du roman de Gary a bien failli être toute autre. Dans son supplément intitulé Mordre le racisme à la gorge, Nachiketas Wignesan évoque le désir de Robert Evans de produire un « Jaws with paws » (un Dents de la mer sur pattes). Le sous-genre des « animaux tueurs » s’apprête à battre son plein suite au succès du film de Spielberg, en témoignent Piranhas, Orca, Prophecy ou encore, plus tardivement, Cujo. Pour ce faire, le scénario d’Hanson est grandement retouché, notamment par le script doctor maison Robert Towne, modifiant le propos original et expurgeant du récit la question du racisme. L’arrivée de Fuller aux commandes permettra de réintégrer ces thématiques, mais il est aisé de constater à quel point White Dog tutoie par moment le pur cinéma horrifique. Les scènes d’attaques, par exemple, font se succéder des inserts sur les yeux et la mâchoire monstrueuse du berger allemand dans un chaos d’images, fruit du travail du monteur Bernard Gribble (Un justicier dans la ville). Une mise à mort sous le regard de saints catholiques sur des vitraux, une séquence de dressage par une nuit d’orage, ou une mise à mort toute « de palmesque », au ralenti devant un film projeté, sur fond de lumières stroboscopiques, autant d’éléments appartenant aux codes de l’épouvante… Lors d’un final tout en tension, accompagné de la magnifique bande originale d’Ennio Morricone, c’est avec les mécanismes du western que le réalisateur renoue. Connu pour sa façon de traiter ses récits à l’os, Fuller entre d’emblée dans le vif du sujet. Dès les premières secondes dénuées de tout dialogue, il plonge son héroïne dans une spirale infernale. Plus encore, le générique d’introduction présente la grande dichotomie au centre du long-métrage (noir vs blanc), tout en induisant la vision du chien qui ne perçoit pas les couleurs. Tout du long, il tend à épouser le point de vue de celui-ci, à filmer à son niveau, à l’instar de cette séquence de déambulation dans l’appartement, nous permettant ainsi de mieux saisir sa construction mentale. 

© ESC Editions

Loin de proposer un pensum lénifiant, le metteur en scène traite le thème des violences raciales à travers les codes du thriller. La xénophobie se cache sous des atours respectables, et le monstre assoiffé de sang, ne se révèle qu’une victime comme une autre. Au détour d’un passage dans un chenil plein de cages rouillées, devant lequel des propriétaires attendent le bus de la SPA locale, espérant qu’on leur restitue leur animal perdu, se développe un parallèle malin avec le film criminel, le drame carcéral. La métaphore de la bestialité permet de questionner les rapports entre l’inné et l’acquis. Les peurs accumulées lors de l’éducation se sont transformées en haine. Julie croit pouvoir sauver le chien, le sortir de ce déterminisme, elle s’implique, finance ses soins. Pourtant, subtilement, le réalisateur distille un trouble. Il les sépare au sein du cadre, par une vitre, une grille. La cure qu’entreprend Keys, Fuller la traite comme le traitement Ludovico d’Orange Mécanique, voire comme un véritable exorcisme. Le dresseur, incarnation habile du traditionnel « chasseur blanc », fils d’enthropologue, combat le mal par le mal, considérant que certains sacrifices sont nécessaires. Au cœur d’une cage, arène hérissée de piques, lieu quasiment irréel, le duel est autant physique que psychologique, cristallisant des questions sociales, comme lorsque l’homme reproche à l’actrice un antiracisme de salon qui ne se salit jamais les mains pour faire changer les choses. Plus étonnant, White Dog se teinte d’une dimension profondément intime. Lors d’une scène tragique, le berger allemand est ainsi filmé allongé devant une télévision diffusant Les Sacrifiées de John Ford. Une référence à la Seconde Guerre mondiale qui n’a rien d’anecdotique, le cinéaste ayant lui-même participé au conflit (expérience traumatique qu’il a plusieurs fois abordée). Dans son introduction, Samantha Fuller parle de son père comme ayant lui-même été dressé pour tuer. Une introspection, une confession même, qui se double d’un aveu de ras-le-bol vis-à-vis de son milieu professionnel. 

© ESC Editions

Actif dans le monde du cinéma depuis les années 30, où il officie en premier lieu comme scénariste en parallèle de sa carrière de journaliste, le réalisateur connaît une période de creux dès les années 60 qui s’est accentuée en 1980 lors de la post-production houleuse d’Au-delà de la gloire. Avec White Dog, le divorce entre l’auteur et les studios est définitivement consommé. Averti du projet, certaines associations noires, dont la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), appellent au boycott. Craignant des émeutes devant les cinémas, Paramount préfère donc tuer commercialement le film en le réduisant à une sortie technique. La mésaventure est telle que Fuller quitte les Etats-Unis, et s’installe en France, où il tourne deux ans plus tard Les Voleurs de la nuit avec Victor Lanoux et Véronique Jeannot, puis son ultime Sans espoir de retour (titre hautement symbolique) en 1989. À y regarder de plus près, cette lassitude est perceptible dès Dressé pour tuer, dans lequel le metteur en scène fait même un caméo. Julie, personnage librement inspiré de la Jean Seberg du roman, vivant sur les hauteurs de Los Angeles, dévoile l’envers du décor hollywoodien, entre rôles confiés à des vedettes pistonnés et difficulté de son petit ami scénariste (campé par Jameson Parker, vu dans Prince des ténèbres) à vendre un script. Une vision peu reluisante de l’industrie qui correspond probablement au ressenti de Fuller face à un univers alors en plein bouleversement. Sorti la même année que E.T., Dressé pour tuer développe une vision volontiers moqueuse du blockbuster, nouveau mètre étalon du divertissement cinématographique. Un dresseur incarné par Burt Ives (À l’Est d’Eden), qui se vante d’avoir travaillé avec John Wayne sur True Grit, soulage sa rancœur de ne plus être appelé sur les plateaux, en lançant des fléchettes sur un poster de R2D2. Les droïdes ont remplacé les cowboys, les animaux numériques ne tarderont pas à se substituer à ceux en chair et en os. Une époque en chasse une autre. Par delà son traitement sans concession de son sujet, jusqu’à un final glaçant, White Dog s’impose comme le dernier chef-d’œuvre d’un metteur en scène qui se livre pleinement en creux.

Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez ESC Editions

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A propos de Jean-François DICKELI

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