C’est généralement avec une certaine distance ironique, voire un certain dédain, qu’on aborde les productions bollywoodiennes. De la même manière que nous retournons nous baigner dans le fleuve de certains peplums pour le cadeau kitsch qui nous y attend, ce sont bien les dorures et les danses, les fastes démesurés, les mimiques des acteurs et l’outrance esthétique générale qui nous incitent à nous y immerger durant quatre heures. C’est exactement dans cet état d’esprit que nous pénétrons donc dans l’univers Bajirao Mastani, un petit sourire aux lèvres, rassurés et assurés du plaisir que nous y puiserons. Pour apprécier pleinement le genre, il serait indispensable d’oublier tout cynisme et d’accepter le pacte de cette esthétique outrée, jouant avec des palettes allant du terreux à l’hyper coloration, de ces artifices surexposés, de cette suprématie du numérique. Avis aux amateurs ; tous les ingrédients sont là : grandioses chorégraphies sur de magnifiques chansons, surabondance et saturation visuelle ; profusion de robes brodées d’or, parures mordorées et bijoux fastueux (pour la petite histoire, ce sont de vrais bijoux !) ; étreintes passionnées pas très loin de l’esthétique publicitaire, gestuelle et jeux de regards des comédiens qui tiennent de la pantomime et de la danse.
Bajirao Mastani plonge d’emblée dans le grand spectacle épique et lyrique. Les inspirations sautent aux yeux parfois, avouons-le, en sa défaveur : les mêmes ralentis-accélérés agaçants avec l’utilisation abusive du High Shutter (grande vitesse d’obturation) qui alourdit l’action épique depuis Gladiator, déjà ratés et datés chez Ridley Scott, des effets de montage qui puisent plus chez Zack Snyder que Kurosawa… Ce péché mignon de l’attirance mimétique pour les effets les plus tocs du divertissement à l’américaine n’est certes pas nouveau chez les cinéastes indiens mais interloque toujours. Passées les premières réserves, on finit par se laisser prendre par ces cheveux au vent et regards énamourés qui se croisent. Le sens du cadre et la magnificence des tableaux – comme dans un merveilleux livre de contes – l’emporte dans quelques scènes mémorables : un retour vers la bien-aimée sous une pluie diluvienne, ou de fascinants jeux de miroirs nous laissent bouche-bée. Le rythme y est particulièrement alerte, ramassé en 2h38, ce qui en fait quasiment un court métrage pour Bollywood !
Le titre Bajirao Mastani accole deux prénoms, faisant mieux encore que Romeo et Juliette pour mieux relier les amants à un fil invisible. Comme le signale un carton au début du film, le réalisateur s’inspire avec plus ou moins de liberté de l’histoire de ce jeune Bajirao, le nouveau Peshwa (équivalent du premier ministre) qui au 18e siècle fut choisi pour gouverner à la cour du roi hindou Marathe. Presque instantanément après l’avoir rencontrée, il accepte d’aider Mastani, fille d’un roi rapjoute hindou et d’une musulmane perse, à combattre un envahisseur qui menace le fort familial. Ils tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Cet amour les condamne doublement. Déjà marié à Kashi Baiqui qui attend patiemment le retour de son époux de guerre, Bajirao va à la fois déclencher les hostilités de sa famille et les frictions religieuses, en particulier des brahmanes qui refusent tout compromis, et rejettent avec violence toute entorse aux traditions. Pourtant les amoureux passent outre les menaces et tandis que Mastani voit sa réputation foulée aux pieds, ils décident de vivre leur amour envers et contre tous, mais pour combien de temps ?
Si le dernier film de Sanjay Leela Bhansali s’avère être un des plus beaux divertissements de cet été, c’est qu’il nous cueille absolument là où on ne l’attendait pas : une histoire d’amour qui nous happe et conquiert notre coeur. In fine, ce ne sont pas tant les batailles en armures et chevaux, au demeurant impressionnantes malgré l’omniprésence des CGI, qui transportent le plus, mais la lutte pour la survie de cet amour inextinguible. Au-delà de ces archétypes attendus, au-delà même du mélodrame, une émotion singulière infuse une mélancolie inédite. Rarement un tel spectacle nous avait mis en harmonie avec les personnages, au point que suspendus à leur sort, nous espérons avec eux, jusqu’au bout, une issue positive. Bajirao Mastani suscite alternativement indignation et empathie. Le trio amoureux est d’une crédibilité étonnante, échappant souvent au manichéisme de rigueur, au point qu’on ne comprend pas toujours la motivation de leurs actes.
A travers son évolution tragique, Bajirao Mastani apporte un message bienvenu contre les intolérances religieuses, qui rappelle le mésestimé Kingdom of Heaven de Ridley Scott. Mais chez Sanjay Leela Bhansali, la figure héroïque n’est pas de dominance masculine, et l’on ressent à chaque instant combien le regard du cinéaste est du côté des femmes. S’il flotte toujours dans une émouvante candeur, il n’en dissémine pas moins quelques pointes ironiques, en particulier lorsque le héros expose sa virilité et que les héroïnes, elles, jouent merveilleusement de la dérision, font résonner vigoureusement leur voix Et le cinéaste de ne jamais oublier que derrière les faveurs qu’offre le séducteur à ses deux conquêtes, sommeille le pouvoir implicite du mâle et la souffrance de deux femmes. En outre, Bajirao Mastani s’avère être une œuvre particulièrement féministe au point que Mastani dame régulièrement le pion à Bajirao, comme une héroïne d’une force inouïe, ne capitulant jamais. Certes, on retrouve le sens mythique du sacrifice digne de la légende arthurienne, mais il est inconcevable, contrairement à la Reine Guenièvre, de voir Mastani s’effacer dans un couvent. Chaque fois que Deepika Padukone (Mastani) apparaît à l’écran, elle éclipse tous les autres, monopolisant regards et émotions. C’est bien elle l’héroïne véritable du film. Bajirao, quant à lui, même s’il incarne la rébellion politique et religieuse, paraît souvent bien fade et passif, engoncé dans son incarnation, un peu caricatural et malléable.
Prions pour qu’un tel cinéma existe encore longtemps, comme un des rares à oser une telle générosité sans peur de provoquer l’indigestion. Il n’y a peut-être que du côté de Hong-Kong qu’on trouvait ce sens de la féerie sucrée, entremêlée il est vrai de plus de frénésie visuelle, comme en témoigne d’ailleurs le troisième volet survolté de Détective Dee de Tsui Hark (1). Ou bien encore, rappelons-nous de ces gigantesques fresques guerrières et fantastiques que nous offraient dans les années 60 Alexandre Ptouchko, avec Ilya Muromets, le géant des steppes et autres Sadko, illustrant des légendes en enluminures mouvantes où dominaient les guerriers barbus, les décors de studio et les sorcières voguant sur des balais. Derrière un film comme Bajirao Mastani, s’affirme la survie d’un certain cinéma populaire qui conserve sa vigueur enfantine, capable encore de nous ramener à un âge ou nos yeux pétillaient de bonheur. Sanjay Leela Bhansali avait déjà marqué le genre avec Devdas. Bajirao Mastani dépasse les archétypes, parvient à faire oublier ses afféteries visuelles, offre un spectacle plein de souffle, porté à la fois par la naïveté de son écrin et la sincérité de son message.
Suppléments :
Coulisses du tournage (21′)
Making of des chansons (18′)
Deepika Padukone parle de Mastani (2′)
Karaoké des chansons (16′)
Chansons en version Tamoule (16′)
Bandes-annonces originale et française (4′)
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(1) D’ailleurs, Tsui Hark lui-même avait rendu hommage au cinéma bollywoodien lors d’une inoubliable séquence musicale de son magnifique Green Snake.
[Re-Edit de la critique du 20/07/2018 parue à l’occasion de la sortie salles]
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