Mondialement consacré comme l’un des maîtres du cinéma moderne, le cinéaste bengali Satyajit Ray (1921-1992) n’est souvent retenu que pour une poignée de films, dont la fameuse trilogie d’Apu réalisée entre 1955 et 1959. L’édition DVD de trois films restaurés, après leurs reprises en salles l’an dernier (dans le programme « Satyajit Ray, le poète bengali », distribué par les Acacias), permet de se replonger dans cette filmographie abondante (37 films, une trentaine de longs) pour en explorer la diversité. Le premier, « Charulata » (1964), est le plus accompli et renommé des trois : il reste une excellente porte d’entrée pour découvrir le cinéaste. « Le Lâche » (1965) et « Le Dieu éléphant » (1978) sont de vraies curiosités, à découvrir comme telles.
« Charulata » (1964) est la deuxième adaptation par Ray d’un roman de Rabindranath Tagore (prix nobel de littérature en 1913). Le film – un drame sentimental tourné quasiment en huis-clos dans une riche demeure – se déroule à Calcutta, en 1880, alors que l’Inde est encore sous domination anglaise. Charu (Madhabi Mukherjee), diminutif de Charulata, est une jeune épouse sensible, délaissée par son mari Bhupati, un riche brahmane qui se consacre entièrement au journal politique qu’il vient de fonder. Charu est douée pour le chant et l’écriture, mais Bhupati qui est réfractaire aux arts, ne trouve pas le temps de l’encourager. Il invite son jeune cousin Amal (Soumitra Chatterjee) qui vient de terminer ses études littéraires, à venir séjourner chez eux. Bhupati attend surtout de lui qu’il distraie Charu et la pousse à écrire. Mais la jeune femme s’attache passionnément à Amal qui a son âge, et représente tout ce que son mari n’a pas : la fantaisie et l’insouciance.
On retrouve dans cette romance les ingrédients du cinéma de Ray : l’observation délicate des sentiments, l’humour, l’aveuglement, le tragique des non-dits. Charu et Amal voient leur relation évoluer malgré eux : leurs chamailleries sont moins espiègles et l’affection transparaît dans leurs gestes, d’une maladresse burlesque. Charu s’empresse de préparer du bétel la première, pour pouvoir le fourrer dans la bouche d’Amal, avant qu’une autre le serve. Elle lui cèdera aussi les chaussons confectionnés pour son mari, un aveu à demi-mot. Bhupati, blessé par un parent qui l’a abusé en mettant en péril le journal, sera le dernier à s’en rendre compte… Il aurait été facile d’ironiser sur le sort des personnages, qui rappellent par leurs faiblesses le couple de « Mme Bovary ». Charu accepte avec docilité sa vie d’épouse, oisive et confinée. Les commodités, et les dérobades de son mari, la maintiennent dans un état d’enfance, frustrant mais confortable. Mais sa vulnérabilité affective la fait tomber à la première embûche. Bhupati s’empêtre dans son hypocrisie et ses préjugés, en ne pouvant assumer devant d’autres hommes de sa caste, la liberté d’écriture qu’il accorde à sa femme. Mais le regard de Ray reste bienveillant ; il suit ses personnages avec empathie sans les accabler.
« Charulata » est le drame feutré de ces deux ingénus qui se réfugient dans leur palais, et succombent doucement à leurs illusions en se perdant de vue. Le soin apporté aux portraits individuels, l’interprétation nuancée, la beauté du noir et blanc, la musicalité, et la labilité de l’atmosphère qui semble épouser l’humeur des personnages ; tout cela donne à ce film intimiste un ton très singulier, léger et pathétique à la fois, qui est la signature de Ray. L’arrière-plan critique, même exprimé en pointillé, reste présent. Il est dans l’idéalisme naïf du mari, son puritanisme et son progressisme à deux vitesses. Il est aussi dans l’incapacité du couple à habiter la réalité ; un reproche qui, comme les autres, pourrait s’appliquer à leur caste.
Un an plus tard, dans « Le Lâche » en 1965, on retrouve le même duo de comédien, Soumitra Chatterjee et Madhabi Mukherjee, les acteurs fidèles de Satjajit Ray, pour une nouvelle variation du triangle amoureux. Le récit, plus dépouillé cette fois-ci, est davantage axé sur le personnage masculin, Amitabha, un scénariste de cinéma qui a préféré faire carrière, plutôt que de s’engager en couple avec celle qu’il aimait. Tombé en panne en pleine campagne, il est hébergé dans la vaste propriété d’un planteur de thé en mal de compagnie. Dès son arrivée, il a le choc de se retrouver face à son ancien amour, Karuna, qui s’est mariée par dépit au riche cultivateur ; un homme plus âgé qu’elle, aux manières grossières. La situation digne d’un mauvais scénario est inconfortable pour Ambithaba qui doit feindre l’ignorance en présence du mari. Tandis que ce dernier lui témoigne bruyamment son hospitalité, Amitabha ne peut pas s’empêcher de revivre son histoire…
Si « Charulata » était encore un film sur la jeunesse, « Le Lâche » prend davantage pour sujet des thèmes de l’âge adulte : la résignation et les compromissions. « Charulata » était allègre, porté par un bouillonnement d’émotions ; celui-ci sera davantage éteint et atone. Le propos du film, sa forme et sa construction, se font plus modestes. La linéarité du récit n’est troublée que par les flashbacks ponctuels des souvenirs et émotions que le personnage n’arrive plus à repousser. Ray s’en tient à cette épure presque déceptive dans sa simplicité. Malgré ses qualités, le film n’est pas tout à fait accompli. Le réalisme « sec » du récit et la rétention émotionnelle des personnages, semblent un peu trop empruntés.
Avec « Le dieu éléphant » (1978), véritable curiosité parmi cette sélection, Ray changeait totalement de registre, abandonnant le drame pour une fantaisie policière adaptée de l’un de ses propres romans. Les péripéties du film s’adressent davantage aux enfants tout en restant plaisantes pour les adultes. Elles mettent en scène le détective Feluda (joué une nouvelle fois par Soumitra Chatterjee), son jeune assistant Topshe, et leur vieil ami commun, un auteur populaire de romans policiers pour enfants. Les trois comparses ont à peine débarqué à Benarès, une ville sacrée où ils viennent se reposer, qu’on les sollicite illico. La nuit précédente, un précieux pendentif qui contenait l’effigie de Ganesh, le dieu éléphant, a été dérobé. Seul Feluda, le Sherlock Holmes indien, réputé pour ses capacités quasi divinatoires, peut désépaissir le mystère.
Ce divertissement sans prétention n’empêche pas Ray d’introduire des considérations sociales avec de très belles séquences semi-documentaires : des scènes tournées en extérieurs réels dans les rues grouillantes de population, ou sur les rives du Gange durant les rituels d’ablution quotidiens. L’intrigue très nonchalante, à l’humour léger et parodique, joue volontairement le registre de l’invraisemblance, alternant périls et atmosphère bon enfant. Les figures obligées se déroulent dans un jeu de piste nébuleux, ponctué par des revirements théâtraux : le vilain caricatural, l’assassinat du témoin innocent, l’imposteur déguisé en sage, les faux sortilèges…
« Le dieu éléphant » est tourné en couleurs, fait notable chez un réalisateur qui aura beaucoup réalisé, pour des raisons économiques ou esthétiques, ses films en noir et blanc. Le soin que Ray apporte une nouvelle fois aux images compense la légèreté de cet essai de comédie policière qui lorgne malicieusement du côté des feuilletons illustrés.
« Charulata » (1964)
« Le Lâche » (1965)
« Le dieu éléphant » (1978)
3 films restaurés de Satyajit Ray sortis par Les Films de Paradoxe
(films édités à l’unité sans suppléments)
Disponibles depuis le 20 novembre 2014
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