Graphiste à l’origine de nombreux logos pour différentes marques (Minolta, United Airlines), Saul Bass est devenu célèbre dans l’histoire du cinéma en premier lieu grâce à ses affiches au style reconnaissable entre mille (Carmen Jones, Shining, West Side Story, Sueurs Froides). Prisé par les plus grands réalisateurs et producteurs afin d’assurer leur promotion, c’est pour L’Homme au bras d’or d’Otto Preminger, qu’il conçoit son premier générique. Jusque là considérés comme simplement utilitaires, ne servant qu’à énumérer les personnalités ayant participé aux projets et permettant aux spectateurs de s’installer dans la salle avant le « vrai » début du film, les crédits se voient alors devenir partie intégrante de l’œuvre. Inspiré par le Bauhaus et le constructivisme russe, l’artiste pense ses travaux comme des évocations métaphoriques et graphiques du scénario qu’elles précèdent. Il devient ainsi le collaborateur d’illustres metteurs en scène comme Alfred Hitchcock, sur La Mort aux trousses et Vertigo, entre autres, ou encore Martin Scorsese pour lequel il signe l’introduction des Affranchis et de Casino (sa dernière contribution avant sa mort en 1996). S’impliquant de plus en plus auprès des cinéastes, il supervise même certaines séquences, comme l’inoubliable scène de la douche de Psychose ou les combats de gladiateurs de Spartacus. C’est tout naturellement qu’il se tourne dès 1964, vers la réalisation de courts-métrages très modernes et emprunts d’expérimentations, mêlant animation quasi « Monty Pythonesque » (Why Man Creates), fiction et documentaire. En 1974, il se voit proposer son premier long, un film de science-fiction narrant les effets d’un étrange événement stellaire sur une colonie de fourmis qui évolue jusqu’à développer une intelligence collective et organisée afin d’attaquer l’Homme. Véritable échec au moment de sa sortie, Phase IV est devenu culte au fil des années malgré une distribution confidentielle. En France, il n’avait pas connu de sortie physique jusqu’à ce superbe coffret collector Blu-Ray/ DVD proposé par Carlotta réunissant également tous les courts de Bass et un livre signé Frank Lafond.

(© Copyright Carlotta Films, 2020)

Préfigurant en apparence la mouvance des films catastrophe dans lesquels Dame Nature se venge des humains, en vogue durant la deuxième moitié des années 70 (Piranhas de Joe Dante, Prophecy de John Frankenheimer et, évidemment, Les Dents de la mer de Steven Spielberg), le long-métrage se révèle, en réalité, bien plus riche et complexe. Visiblement inspiré par le séminal 2001, Odyssée de l’espace, tant dans sa construction narrative que ses choix graphiques (comme ces fourmilières en forme de monolithes insondables), le film mêle science et mystique en un même geste virtuose. Ici, l’infiniment grand (une éclipse) influence l’infiniment petit (le comportement d’insectes) et passionne autant les chercheurs que les occultistes, renvoyant à l’horreur cosmique chère à Lovecraft, comme le souligne le scénariste Sean Hogan dans le documentaire Une Vie de fourmi. C’est dans ce parallèle entre un traitement concret, terre-à-terre, et une dimension surnaturelle, entre l’immanent le transcendant, que repose toute la force de Phase IV et le véritable intérêt de Saul Bass. La voix-off introductive est un compte-rendu scientifique dans lequel le docteur Hubbs (Nigel Davenport) énumère les faits et les mesures à prendre, l’approche des héros relevant de l’étude pure, alors que les changements en cours sous leurs pieds sont d’une toute autre nature. Les fourmis arborent des symboles ésotériques, développent une société empreinte de mysticisme et le fléau qu’elles représentent pour l’Homme est à rapprocher des plaies d’Égypte. Pour le cinéaste, l’évolution technologie est intimement liée au domaine de la création, du magique, de l’art. Ces différentes sphères se retrouvent mêlées dès ses premiers courts-métrages, comme Why Man Creates, où l’histoire de l’humanité se construit sur les avancées techniques ou spirituelles et artistiques de manière indissociable. Dans The Searching Eye, le regard d’un petit garçon sur le monde qui l’entoure, à la fois curieux de son fonctionnement, émerveillé par sa beauté et inquiet de ses dangers, permet au réalisateur de créer un parallèle avec les innovations matérielles qui ont accompagné la perception et sa réappropriation par le septième art. La caméra devient ainsi, non seulement le prolongement de l’œil, mais également son stade évolutif ultime, permettant de copier le réel, de le tordre, de le falsifier, de le ralentir. Dans son unique long-métrage, il fait donc de la vision un motif récurrent (les planètes s’alignant jusqu’à former un iris et une pupille, l’entrée de la tanière de la reine dont l’apparence de globe oculaire est sans équivoque) mais aussi un moyen de saisir la vie des minuscules créatures. Ainsi, avec l’aide de son chef op Dick Bush (directeur photo de Sorcerer de William Friedkin et de certains Blake Edwards tardifs) il utilise des optiques macro et plonge le spectateur au cœur même de la colonie des fourmis. À travers l’objectif, il observe cette nouvelle société en très gros plans, dévoilant un ennemi sans expression, silencieux, invulnérable car quasiment invisible, le changement d’échelle rendant le moindre détail insignifiant, spectaculaire. La tension se construit par la force des images (souvent marquantes, comme cet insecte sortant de la paume d’une main, reprise sur l’affiche originale et probable écho à Un Chien andalou), jouant sur l’alternance de couleurs (bleu et jaune notamment), ou encore par la représentation physique des sons qui joue un rôle crucial dans la dernière partie du film. Les êtres humains, eux, sont réduits à l’état de simples spectateurs, de savants étudiant le danger au microscope (tel Bass lui-même). Ils se retrouvent tiraillés entre la fascination et le pragmatisme glacial de Hubbs et l’inquiétude idéaliste de James Lesko (Michael Murphy), dont la relation avec la jeune Kendra (Lynne Frederick) représente la dernière étincelle d’espoir face à un péril inévitable.

(© Copyright Carlotta Films, 2020)

Désespéré et doté d’un esprit purement 70’s, loin du manichéisme des films catastrophes alors en vogue, Phase IV brasse des thématiques égalitaires comme celle d’un univers considéré comme un ensemble interconnecté dans lequel l’ethnocentrisme n’a pas sa place. Ici l’Homme fait partie d’un tout, il n’est pas indispensable ou omnipotent, il est même menacé par des créatures minuscules. L’événement cosmique à l’origine du récit fascine les Terriens un temps, puis les lasse, n’ayant pas eu d’incidence sur eux. Contrairement aux classiques du genre des années 50 (notamment Them!), ici, les homo sapiens ne sont ni l’origine du problème, ni la solution (l’un et l’autre la plupart du temps relié aux recherches atomiques), ils sont hors de l’équation, balayés par des forces qui les dépassent. Ainsi, la colonie de fourmis s’est développée près d’un lotissement nommé Paradise City doté d’un terrain de golf et d’un Country Club, dont les habitants ont été forcés de fuir, ne laissant que les ruines de leur vie luxueuse. Les magnifiques paysages désolés de l’Arizona, et la base scientifique à l’apparence presque lunaire finissent de renforcer ce sentiment d’espèce déjà étrangère à ce qu’elle considère comme « sa » planète. Ainsi, les personnages jettent leurs dernières forces dans ce qui ressemble à une véritable guerre, usant de moyens militaires et chimiques afin de venir à bout de leur ennemi d’une manière explosive. Engendrant de nombreux dégâts sur leur environnement ainsi que des victimes collatérales, Hubbs ira même jusqu’à envisager l’autodestruction avant que Lesko ne décide enfin d’envoyer un message et de négocier. La bêtise aveugle des pulsions humaines opposée au fonctionnement organisé et pragmatique des fourmis (faibles seules mais fortes et inarrêtables en groupe) trouve sa représentation la plus évidente lorsque Kendra détruit le laboratoire d’analyses afin de se venger, entraînant une catastrophe irréversible. Les insectes justement, sont le cœur même de la mise en scène, le décompte énigmatique par phases apparaissant tout le long du film représente leur faculté à évoluer rapidement, à assimiler le monde qui les entoure puis à le modifier à leur guise. Ils créent alors une véritable civilisation, bâtissant des monuments (un simple cristal devenant une sorte de temple), instaurant même des rites (que la bande originale accompagne de sonorités quasi religieuses), ils étudient leur biotope en véritables chercheurs (ici encore, science et spirituel se retrouvent mêlés), faisant des entomologistes, leurs cobayes. Impitoyable puissance militaire, ils apprennent à couper les moyens de communication, à mettre à mal la technologie, en un mot, ils suivent le même chemin, à la fois plein de grâce, de découvertes et de violence, que l’être humain, elles sont le futur. En cela, l’incroyable conclusion, représentant justement la quatrième étape du processus et faisant office de générique (étonnamment absent de l’introduction) est une magnifique symbolisation de la révolution à l’œuvre. Collage expérimental d’images surréalistes, évoquant tour à tour Magritte, Dalí et Zabriskie Point, accompagné par le thème musical mémorable de Brian Gascoigne, cette séquence voit sa puissance décuplée par sa version alternative. Très mal reçu par ses producteurs, le montage s’est retrouvé amputé de cette scène pourtant primordiale dans l’évocation du destin de la jeune héroïne et de la notion de Nouvel Éden, de renouveau, inscrivant le tout dans une science-fiction psychédélique assez proche d’Au-delà du réel de Ken Russell ou Zardoz de John Boorman. Remercions encore une fois Carlotta pour son travail sur cette superbe édition riche en suppléments (ne manque qu’une alternative incluant le final souhaité par le cinéaste, ici présent en bonus). Dotée d’un superbe master HD, elle permet de se plonger dans l’unique long-métrage de Saul Bass, dont l’échec mis malheureusement un frein à la carrière de réalisateur, ne se consacrant par la suite qu’à des projets courts. Angoissant, foisonnant et cosmique, Phase IV est définitivement une pépite 70’s, du cinéma de SF rare et enthousiasmant à réévaluer à sa juste valeur.

(© Copyright Carlotta Films, 2020)

Suppléments :

Une vie de fourmi : entretien avec Jasper Sharp et Sean Hogan (HD, 21′)

Fin originale de Saul Bass (inédit, HD, 18′)

6 courts métrages de Saul Bass :
– The Searching Eye (1964, 18′)
– Why Man Creates (1968, 25′)
– Bass on Titles (1977, 34′)
– Notes on the Popular Art (1977, 20′)
– The Solar Film (1980, 10′)
– Quest (1983, 30′)

Le livre Phase IV, éclipse de l’humanité rédigé par Frank Lafond, enseignant et auteur du Dictionnaire du cinéma fantastique et de science-fiction, incluant de nombreuses photos d’archives (200 pages)

Disponible en DVD, Blu-Ray et Coffret Ultra Collector chez Carlotta Films.

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A propos de Jean-François DICKELI

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