Stoker de Park Chan-wook (USA – Royaume-Uni, 2013) – FPE
Loin de se renier pour son premier film américain, Park Chan-wook opère avec
Stoker une passionnante déclinaison de
L’ombre d’un doute d’Hitchcock. Sans s’en cacher, comme toute « variation autour d’un thème », le scénario de Wentworth Miller en reprend des éléments, en modifie d’autres, opère des déplacements sur d’autres personnages. Le suspense du chef d’œuvre d’Hitchcock reposait sur l’aura d’un oncle Charlie ambigu à souhait, multipliant les non-dits, les sous-entendus incestueux frère-sœur, étant plus insistants encore que l’approche séductrice de l’oncle vers une nièce qui porte le même nom que lui – comme un hommage au frère adoré. Ici l’oncle s’appelle toujours Charlie, mais devient le frère d’un père mort dans d’étranges circonstances. Tout l’enjeu du film d’Hitchcock résidait dans cet apprentissage de la nièce à démythifier la légende de l’oncle parfait dont elle est secrètement amoureuse et à s’en extirper, pour être capable de le trahir. Dans
Stoker, India, la nouvelle Charlie, devient la véritable héroïne propre à servir la métaphore du passage de l’enfance à l’âge adulte. Taciturne et méfiante, muée en ange exterminateur, elle ne cesse de semer le doute entre son innocence apparente et son regard sombre, comme une sublime beauté assemblant les contraires, blanche et noire, participant à l’incroyable tension sexuelle de l’ensemble. Grandir, ça n’est pas pour Park Chan-wook, s’épanouir vers la lumière, mais se muer en fleur vénéneuse. L’esthétique victorienne d’un XXIe siècle intemporel aidant,
Stoker est avant tout un magnifique conte de fée pervers porté par la mise en scène magistrale du cinéaste coréen par ses fondus enchainés, son sens de l’arabesque et de la construction disruptive. Œuvre sur la transmission du Mal et les souches familiales maudites, avec ces racines labyrinthiques qui embrassent toutes les générations, étonnant film de vampires qui s’ignorent,
Stoker constitue ainsi une transition parfaite avec
Thirst, le film précédent de Park Chan-wook. Contrairement au film d’Hitchcock, il ne met plus en scène des êtres humains en prise au mal, mais des créatures, des êtres se nourrissant de la chair et de l’âme des autres, s’initiant à la folie, à l’abîme, à la mort. Plus que d’être fasciné par une intrigue qui suit son court de façon relativement classique (in fine peu de surprise, ni de vrai coup de théâtre), il faut se laisser gagner par cette splendide atmosphère délétère, pour une fable amorale où les êtres semblent destinés par nature à pencher du mauvais côté. Entrons dans la danse, glissons dans les fantasmes troubles de cette Alice de roman noir, goûtons à ses charmes insidieux, et laissons-nous bercer par les pulsations sanguines d’India, par ces ruisseaux qui circulent en elle.
Rien à redire sur le transfert qui rend parfaitement justice à la photo très propre – trop propre pour ne pas être trompeuse – de Stoker. Pour ce qui est des bonus, ils sont assez nombreux mais plutôt anecdotiques, même si lorsque le cinéaste intervient c’est toujours plus intéressant. On apprend notamment que quelques unes des plus belles idées du film (les chaussures offertes à chaque anniversaire par exemple) n’appartiennent pas à Wentworth Miller mais à Park. Quelques scènes supplémentaires viennent compléter les suppléments, mais elles ne sont pas indispensables.
Paris n’existe pas de Robert Benayoun (France, 1969) – XIII Bis Record
Imaginez que votre perception du temps se dérègle du jour au lendemain et que vous puissiez vivre presque simultanément passé, présent et avenir, télescopés, mené sur un axe chronologique aboli. C’est ce qui arrive au héros de
Paris n’existe pas, jeune artiste en mal d’inspiration, pris de vertige après avoir avalé une étrange subsistance. Se prenant au jeu de ce don du ciel, capable d’abord de choisir sa temporalité, et de se laisser aller à l’une des temporalités, il finit par s’y laisser glisser, jusqu’à l’inéluctable et entrainer dans la spirale d’une vie qu’il ne maitrise plus, où le décor devient la scène de plusieurs siècles à la fois. Le temps est devenu un espace de promenade. Dans le jardin du Luxembourg, l’immuable, l’immobile, se confronte à la vie de hommes qui passent devant les yeux de Simon. Sur une même chaise, viennent se superposer les silhouettes de plusieurs individus, qui s’échangent à toute vitesse. Des bruits de bottes et des voix agressives le ramènent à une autre époque encore. Le fantastique ne cesse de ramener au dérisoire de la condition humaine, à son absurdité et à l’éphémère de l’existence. L’homme passe mais le temps reste. Simon se ballade et vient hanter le passé comme un fantôme assistant à la vie de ceux qui l’ont habité. Il se complaît à cette vision, comme un voyeur. Dans son appartement, il voit à l’avance les gestes que fera sa femme, la cruche qu’elle renversera, comme il peut suivre la vie quotidienne d’une superbe jeune femme qui y vivait des décennies auparavant. Cette instabilité de la sensation, cette perte de pied conduisent Simon à ne plus avoir de prise avec le réel, ce qui est pour un artiste une aubaine mais également le meilleur chemin vers la folie. Seuls sa femme Angela et Laurent un ami très cher tente d’extirper Simon des labyrinthes d’une chronologie démontée. Paris n’existe pas est le premier des deux longs-métrages réalisé par Robert Benayoun (écrivain de cinéma, spécialiste du surréalisme, journaliste à Positif, au Nouvel Obs), il réalisera Sérieux comme le plaisir en 1975. Outre l’émouvant Richard Leduc (Simon), on y retrouve la magnifique Danielle Gaubert, l’héroïne du chef d’œuvre de Mezger Camille 2000. Alors qu’on était habitué au jeu très approximatif de Gainsbourg, il incarne ici avec beaucoup de justesse et de mystère Laurent, cet ami dandy et philosophe, semblant détenir discrètement les clés du mystère et qui aime à se lancer dans la dialectique et terminer en paraphrasant Ronsard (et en attribuant la citation à « un écrivain anglais peu connu ») ; « Le temps passe, dites-vous ? Non le temps demeure, nous passons ». Gainsbourg signe également la belle partition du film qui marque sa première collaboration avec Jean-Claude Vannier, avant Melody Nelson. Le montage éclaté, accéléré, épouse les ruptures mentales du héros, à coup d’instantanés, d’image par image, de successions photographiques saisissantes qui rappellent Chris Marker, résument la vie en accéléré, comme un instant dans l’éternité. A l’époque où le cinéma fantastique français existait encore, il s’intéressa tout particulièrement au dérèglement et aux failles temporelles, pas très loin d’une vision eschatologique, qu’elle soit universelle ou intérieure. Appartenant à ce fantastique littéraire qui trouble autant qu’il interroge, bien qu’assez discret dans sa forme,
Paris n’existe pas fait donc partie de ces indispensables, à ranger pas loin du
Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais, du
Temps de mourir d’André Fawargi, de
L’alliance de Christian de Chalonge et de
La Jetée de Chris Marker. Nous ne résistons pas à la tentation de reproduire la citation de Borges qui clôt le film de Benayoun, adepte de l’absurde, et qui à elle seule révèle toute la teneur poétique et existentielle de « Paris n’existe pas ».
Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne mais je suis le temps; c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu.
Jolie copie pour un film des années 70, on reprochera juste que le film ne soit pas chapitré. Parmi les suppléments tout d’abord un petit livret comprenant un très beau texte de Michel Ciment sur Robert Benayoun, évoquant une érudition et une cinéphilie que l’on retrouve dans Paris n’existe pas. Les textes du regretté Gilles Verlant et de Jean-Claude Vannier s’intéressent plus particulièrement à Gainsbourg et à son écriture de la bande originale du film. Paris n’existe pas marque la première collaboration de Gainsbourg avec Vannier … bien avant Melody Nelson. Dans les bonus, la présentation de Verlant insiste sur un Gainsbourg modeste, mal à l’aise et follement amoureux de Jane Birkin, se préoccupant plus de sa phobie d’être trompé par elle alors qu’elle était en tournage que par le film lui-même. Emouvant est l’entretien avec Richard Leduc, qui évoque un beau souvenir, avec des acteurs (Daniele Gaubert, Gainsbourg et lui-même) qui avaient la beauté des premiers pas, incertains, apeurés, juvéniles.
Les Amants passagers (Pedro Almodovar, 2012) – FPE
L’accueil plutôt tiède réservé aux
Amants Passagers laisse songeur, comme si la formule d’Almodovar depuis
Talons Aiguilles, plus civilisée, plus apprivoisée, avait fait oublier toute la partie de sa carrière qui ne s’embarrassait pas d’habiller la transgression d’un habit distingué. Cet art de la tragédie fusionnée à la trivialité, dans une esthétique plongée dans la vivacité des couleurs est régulièrement passionnante (Parle avec elle) parfois lassante (Volver) mais surtout, recommandable à tous les publics. Une forme de consensus systématique s’est créé autour de l’Almodovar de l’ode à la femme, mère et amante, de la réflexion autour de l’identité et du genre mettant ainsi de côté le cinéaste du
Labyrinthe des passions, de
Dans les ténèbres ou de
Pepi, Luci. Ça n’est donc pas cet Almodovar (cannois dirons les mauvaises langues) que l’on retrouvera dans
Les Amants passagers, mais un cinéaste totalement libre et décomplexé qui proclame sa légèreté comme un manifeste. Certes,
Les amants passagers n’a pas la hargne transgressive et la subversion de la Movida des débuts, mais on y retrouve un souffle de liberté salvateur, une verve qu’on croyait définitivement disparue chez Almodovar, plus encore avec sa très paresseuse variation hitchcockienne dopée à l’autocitation qu’était
La piel que habito. Almodovar plonge dans les délices de la vulgarité et de la crudité, se lâche ; dans son avion prêt à s’écraser, on ne finit par parler que de cul et songer à s’envoyer en l’air dans tous les sens. Beaucoup plus elliptique qu’à ses débuts dans la représentation, il ne l’est pas dans ses propos et les situations. Dans les airs d’Almodovar, tout est possible, les chorégraphies de stewart gays, les coïts ou fellation somnambules, la drogue et l’alcool donnés aux passagers et au personnel. L’espace aérien devient pour le réalisateur un horizon infini d’affranchissement de toutes les règles qu’elles soient existentielles ou cinématographiques. Il est jubilatoire de voir un Almodovar débarrassé des contraintes, décomplexé, retrouver son sens du mauvais goût et envoyer valser la bienséance. L’humour est parfois lourdingue et l’on ne rit pas toujours, mais on prend plaisir à être du voyage, à profiter de cette parenthèse enchantée pour fuir le désenchantement dans les nuages, où le monde réel n’existe plus, où le fantasme est réalisable, juste avant la fin. Car au-delà de l’humour total perce la vision amère du monde d’un cinéaste vieillissant, préoccupé et gagné par une certaine mélancolie. La pure comédie dissimule à peine la vision d’une époque perdue dans ses scandales économiques et ses injustices, avec ses individus qui se débattent dans leurs rapports humains. Almodovar se permet d’ailleurs une échappée sur terre qui éloigne un instant du rire lors d’une des plus belle séquences du film : un suicide avorté, un portable qui tombe par hasard dans les mains d’une ancienne amante pour faire renaître un amour de ses cendres. Superbe. De quoi parle finalement
Les Amants passagers, sinon du moyen d’occuper notre vie et de trouver le bonheur à l’approche de la fin ? Sans cynisme ni noirceur, en gardant comme principe existentiel le rire comme remède, Almodovar répond de manière triviale et récréative à un dilemme métaphysique on ne peut plus réel : que faire en attendant la mort ? Parlons cul, saoulons nous, baisons et tentons de rester joyeux. Ce précieux conseil n’est-il pas suffisant pour apprécier
Les amants passagers ?
Voilà un blu ray d’une très bonne qualité technique, mais plutôt chiche en suppléments. Malgré tout, voir Almodovar travailler avec son équipe d’acteurs, mimer les scène, donner le ton des répliques, aussi courte soit la durée de ces moments, est toujours un véritable bonheur.
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