Sergio Bergonzelli – « Dans les replis de la chair »

Dès le prologue, le spectateur a de quoi perdre la tête, celle-là même qui gît sur le sol lors d’un premier plan très scénographique. Deux récits sont juxtaposés créant d’insolites régimes narratifs, le poliziotesco avec courses poursuites entre un criminel et les forces de l’ordre et en parallèle une femme qui enterre un homme dans une ambiance de films gothiques. Puis, le générique commence avec ce carton ostentatoire : « tout ce qui a existé demeure rivé dans le cerveau, ancré dans les replis de la chair, déformé, cela nous influence et inconsciemment dirige nos actes …». Signé Furax, non pardon Freud, quoique cette assertion reste à vérifier, tant le cinéma d’exploitation italien prenait plaisir à inventer de toutes pièces ou reformuler des citations.

Assurément, Sergio Bergonzelli place la barre très haute en cette année 1970 où un certain Dario Argento réalise L’oiseau a plumage de cristal, début d’une longue lignée de gialli. Il s’inscrit dans cette veine mais plutôt que de souscrire aux codes du genre avec un scénario classique, il tente de tout déconstruire et réinventer, s’emparant du film de machination en vogue pour décupler à l’intérieur même du métrage une déflagration de révélations jusqu’à saturation. Comme un mille-feuille qui ne cesserait de grossir plus vous en manger, provoquant une addiction indigeste. Artisan besogneux à qui l’on doit des westerns sympathiques sous le pseudo Serge Bergon et quelques pornos obscurs en fin de carrière, Bergonzelli semble avoir pris à cœur de nous raconter une histoire délirante et invraisemblable scénarisé par lui-même, aidé de Fabio De Agostini et le cinéaste Mario Caïano. Et avouons-le quasiment impossible à résumer en quelques lignes, ce qui finalement rend plus amusant l’exercice.

In the Folds of the Flesh (1970) - IMDb

Copyright Frenezy

Après l’ouverture, où le bandit d’opérette interprété par un Fernando Sancho échappé d’un western se fait serrer, l’action se déroule 13 ans plus tard. Lucille est la gouvernante d’un manoir. Elle vit avec son fils et la fille de son employeur, Michel disparu quelques années auparavant en mer. Solidaire d’un passé trouble, cette famille déroutante, est prête à tout pour empêcher quiconque de venir déterrer leurs secrets. Par un hasard flirtant avec l’absurde, une série de visiteurs fait son entrée dans cette petite communauté. Ces va-et-vient incessants nous ramènent étrangement sur les planches, apparition et disparition de personnages dans un petit théâtre morbide, où les dialogues délirants déploient des trésors de poésies involontaires, tout en multipliant les informations importantes.

Le film révèle l’amnésie de personnages qui ne se reconnaissent pas, oubliant à la fois les visages et les noms, tour de passe-passe grossier permettant aux scénaristes d’inventer une histoire aberrante, impossible à résoudre par le plus perspicace des apprentis détectives devinant le moindre twist au cinéma. Les successions de retournements de situations se contredisent, s’annulent, se réinitialisent au milieu de nouvelles possibilités avec des changements d’identités permanents. Une forme d’art brut, au sens primitif, traverse, ou transperce, Dans les replis de la chair, rencontre improbable entre une pièce dégénérée de Tennessee Williams, une télénovela condensée en 90 minutes, l’univers de Buñuel et évidemment Vertigo, référence matricielle du film. Quelque chose d’indicible échappe au regard critique à la vision de cet accident industriel qui pousse la logique de l’illogisme jusqu’à son point de rupture. Sergio Bergonzelli dans ce condensé de frustrations sexuelles, de traumas familiaux, de théories freudiennes et de symbolismes appuyés, fonce tête baissée, brave tous les interdits et délivre un objet unique, décomplexé et terrassant d’inventivité. Aux thrillers transalpins de machination cynique, portrait d’une bourgeoisie décatie et cupide, s’oppose ici un art naïf du twist devenant un jeu ludique et mélancolique, d’une sincérité désarmante, virant au mélodrame le plus outré. Les personnages, pourtant peu crédibles d’un point de vue du réalisme, portent en eux une tristesse qui contamine l’atmosphère déliquescente d’une œuvre qui n’hésite par à introduire un flash-back, pas si incongru que cela, faisant référence aux camps de concentrations. Certains argueront qu’il s’agit juste d’un prétexte pour dénuder quelques actrices dans un noir et blanc crapoteux. Il n’est pas totalement infondé d’y voir aussi une séquence caractérisant le trauma collectif.

In the Folds of the Flesh (1970) - IMDb

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La mise en scène, plus excentrique que maladroite, est en symbiose avec ce récit à rendre fou tout un régiment de psychanalyste. L’écrin esthétique frise constamment l’expérimentation. Peu importe les écarts entre les intentions initiales et le résultat à l’écran, le film affiche une belle santé formelle, du montage en contre point, de la photographie instable passant des couleurs sombres à celles plus vives, des insertions osées proche du roman photo jusqu’à la sophistication permanente des cadrages. Bergonzelli n’est pas un faiseur comme les autres. Il est persuadé, si l’on s’en tient à certains témoignages, d’être un artiste, un créateur. Cette absence de modestie sert son film inclassable, plus qu’il ne le dessert.

Dans sa candeur presque irresponsable, Bergonzelli devait penser que le film relancerait la carrière des deux actrices principales. Il n’en fut rien. Pire, Eleonora Rosi Drago, inoubliable dans Un été violent, ne tournera plus rien par la suite. Quant à Anna Maria Pierangelli, elle décèdera l’année suivante suite à un choc anaphylactique, après un ultime long métrage, le très Z (et drôle) Octaman. Amateurs de curiosités déviantes et autres friandises, ne passez pas à côté de Dans les replis de la chair, petite merveille du cinéma bis qui porte en elle tout ce qui fascine dans le cinéma d’exploitation italien.

In the Folds of the Flesh (1970) - IMDb

Copyright Frenezy

Nouveau venu dans le cercle restreint de l’édition en support physique, Frenezy propose le film dans une copie sublime. Côté bonus, un excellent livret sur Sergio Bergonzelli écrit par Stéphane Lacombe, directeur de la collection, accompagne le blu-Ray, ainsi qu’un entretien passionnant de l’historien et dramaturge Rosario Tronolone sur le cinéaste.

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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