Actif durant plus de quatre décennies au sein du cinéma italien, Sergio Martino demeure un nom méconnu du grand public. Touche-à-tout, il débute dans le mondo racoleur (Mille pecatti… nessuna virtù, L’Amérique à nu), avant de s’essayer, entre autres, au giallo (Toutes les couleurs du vice, La Queue du scorpion), au polar (Polices parallèles) ou à la comédie érotique (Les Zizis baladeurs, tout un programme) avant de se tourner vers le petit écran à partir des années 90. S’il s’est avéré responsable d’inénarrables nanars kitsch (Atomic Cyborg, 2019 après la chute de New York, tous deux signés sous le pseudonyme de Martin Dolman), le cinéaste déploie un regard acerbe sur ses contemporains et une maîtrise formelle parfois sidérante, l’écartant, de fait, du simple statut de faiseur ou d’artisan compétent. En 1975, alors qu’il vient de réaliser coup sur coup deux poliziotteschi (L’Accusé, Le Parfum du diable), il retrouve Ernesto Gastaldi, scénariste de Torso ou de L’Étrange vice de Madame Wardh, mais aussi de Mon nom est Personne et Photos interdites d’une bourgeoise, pour un thriller intitulé Mort suspecte d’une mineure. Produit, comme à son habitude, par son frère et collaborateur Luciano Martino – accessoirement monsieur Edwige Fenech à la ville-, le film narre l’enquête d’un mystérieux personnage nommé Paolo Germi (Claudio Cassinelli) qui va mener ce dernier à découvrir les réseaux de prostitution adolescente et la face cachée des hautes sphères de la finance. Toujours prompt à exhumer d’obscures pépites de genre, Le Chat qui Fume propose une édition Blu-Ray du long-métrage, l’occasion parfaite pour revenir sur cette surprenante œuvre à la croisée des courants.
Familier du giallo, auquel il s’est essayé avec succès à de nombreuses reprises, le metteur en scène plonge son film dans une ambiance similaire. Zoom rapides, gros plans sur une lame étincelante, perspectives forcées dans un escalier, vue subjective, ombres menaçantes, autant de gimmicks que Sergio Martino s’amuse à compiler lors des multiples séquences de meurtres, explorant toutes les facettes du genre. S’il renoue avec certains tropes, il ne sombre pas pour autant dans le clin d’œil stérile mais questionne, a contrario, les nombreuses thématiques qui en découlent. Ainsi, la perception et les faux-semblants, leitmotiv de la filmographie de Dario Argento notamment, sont au cœur de l’introduction. Une discussion houleuse entre un homme mûr et une jeune fille, nœud gordien du récit, nous est ainsi montrée sans que nous puissions en saisir les tenants et aboutissants. L’écran titre et son arrêt sur image brutal se chargent de clairement désigner l’adolescente comme une victime, une morte en sursis. Le tueur lui-même, ganté, opérant à l’arme blanche, caché derrière des lunettes miroir, semble tout droit sorti de l’univers de l’auteur de Profondo Rosso (auquel la superbe bande originale de Luciano Michelini rend hommage). Au cours d’un interrogatoire dans une salle de cinéma, le film diffusé s’avère être Il tuo vizio è una stanza chiusa e solo io ne ho la chiave, que Martino réalise en 1972. La boucle est bouclée, le long-métrage réfléchit à ses propres codes, le cinéaste à sa propre carrière. Pourtant, en filigrane, un tout autre dessein parcours Mort suspecte d’une mineure, celui de faire cohabiter deux mouvances phares du bis transalpin. Les twists, loin d’être de simples passages obligés, rebattent les cartes en cours d’intrigue, et accentuent sa dimension politique tout mettant l’accent sur un versant plus proche du polar. L’assassin, dont l’apparence physique se détériore peu à peu, achevant de faire surgir sa monstruosité intérieure, se révèle, in fine, un simple homme de main, le rouage d’une machine qui dépasse tous les personnages. Les éléments de giallo se retrouvent alors inféodés à un autre sous-genre : le poliziottesco.
Excepté les quelques scènes de meurtres, le long-métrage s’écarte du thriller horrifique pur pour braconner sur les terres du film policier. Paolo, interprété par l’un des acteurs fétiches de Martino (Cassinelli est apparu dans La Montagne du dieu cannibale, Alligator), est introduit comme un dragueur lourd, voire un coupable potentiel. Il dévoile sa face sombre, ses méthodes expéditives, et n’hésite pas à paver sa route de cadavres, dont il se débarrasse sans état d’âme. Paradoxalement, Morte sospetta di una minorenne s’autorise quelques digressions comiques et ruptures de ton, à l’instar de cette course-poursuite burlesque quasiment déconnectée du reste du métrage, en apparence tout du moins. En réalité, Martino joue par là avec les attentes du spectateur et les passages obligés du genre qu’il aborde. De même, le running gag sur les lunettes du héros induit le fait qu’il est le seul à voir clair, à aller chercher la vérité sous le vernis des choses. Pour traquer le tueur, il s’enfonce d’ailleurs littéralement dans les profondeurs de la ville, dans les tunnels du métro turinois. L’évocation de manipulations politiques et financières, doublée de l’inceste que subit l’un des personnages, sous-tendent l’intrigue et renvoient aux codes du film noir classique et de sa relecture 70’s, Chinatown en tête. L’enquête formidablement rythmée, comme en témoigne la spectaculaire fusillade à bord d’un Grand Huit, entraîne le protagoniste dans les quartiers chauds où il est amené à faire équipe avec un petit délinquant et une prostituée. Avec une longueur d’avance sur la police, il s’écarte du droit chemin, choisit de faire ce qu’il considère comme juste au détriment de ce qui est légal. Le scénario évite tout manichéisme mais renvoie frontalement à un activisme armé et violent qui défraya la chronique durant la décennie 70 (la bande à Baader, les Brigades rouges, Action directe).
La grande force du poliziottesco est de dépeindre une Italie des Années de plomb, gangrénée par la violence et la corruption. Mort suspecte d’une mineure présente un pays morne, terne (la grisaille des immeubles modernes qui ouvre le film) bien loin du paysage de carte postale. Tout le monde ne semble obsédé que par l’argent et cherche le moyen le plus rapide d’en gagner, quitte à enfreindre la loi, comme cet inspecteur, parieur compulsif qui ne rate aucun match du Calcio. Un amusant dialogue voit une femme prévenir « Il n’y a pas beaucoup de gens honnêtes ici. Que des voleurs et des putes ! », ce à quoi le héros répond « Et des policiers ». Pourtant, le mal qui ronge le pays n’est pas toujours visible, un réseau de prostitution se cache ainsi sous les atours d’une respectable compagnie d’employées de maison destinées aux clients aisés. Les riches peuvent profiter de la misère en engageant des femmes de ménage ou des baby-sitters qui proposent des services particuliers. Évidemment, seules les filles de joie des bois alentour sont surveillées par les forces de l’ordre, les hôtels luxueux, eux, ne sont jamais inquiétés. C’est pourtant à la tête de l’État que Germi trouvera la clef de l’énigme, parmi ces chefs d’entreprises qui renvoient la moitié de leurs ouvriers avant de fêter la hausse de leurs profits. La somptueuse limousine entrant brusquement dans le champ dès la première scène résume symboliquement le danger réel qui menace la jeune Marisa, qui tente de trouver refuge dans un modeste bal populaire, en vain. Ici les banques, les assurances et les sociétés d’import export côtoient le grand banditisme, les passes se payent en pétrodollars, les rançons sont versées en Suisse, le crime est mondialisé. Même l’émotion se monnaie, lorsqu’un caméraman demande plus d’effusion à des parents qui viennent de retrouver leur enfant enlevé quelques jours plus tôt, dans un reportage en forme de spectacle impudique. L’argent muselle les journalistes qui veulent poser des questions et tout le monde semble être mouillé au point que le commissaire, incarné par la légende hollywoodienne Mel Ferrer (déjà présent dans L’Accusé de Martino) demande au protagoniste : « Est-ce que tu veux une enquête ou un coup d’État ? ». Révéler la vérité ne peut qu’entraîner un chamboulement du système tout entier, la lutte contre la corruption ne peut pas se satisfaire d’un retour au statu quo, le combat est dès lors, perdu d’avance.
Triste constat mais excellente découverte que ce Mort suspecte d’une mineure, à la fois thriller efficace et charge politique hargneuse (à défaut d’être subtile) dont le master proposé par Le Chat qui Fume rend justice. À signaler que cette édition Blu-Ray contient également un long entretien avec le réalisateur intitulé Giallo à Milan avec Sergio Martino ainsi qu’une bande-annonce d’époque. Définitivement indispensable.
Disponible en Blu-Ray chez Le Chat qui Fume.
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