En 1956, lors d’une Guerre Froide bien entamée, sort l’adaptation américaine de Guerre et Paix de King Vidor ; la fresque hollywoodienne, distribuant Audrey Hepburn, Henry Fonda et Mel Ferrer, remporte un succès dans le monde entier, URSS incluse. Le pouvoir soviétique vit mal l’affront du monument littéraire national de Léon Tolstoï accaparé par l’ennemi yankee, de même que certains des grands réalisateurs russes de l’époque parmi lesquels Sergueï Bondartchouk qui, par une sorte d’orgueil national voire nationaliste, décide de se charger d’une adaptation qui ferait oublier la précédente. Après quatre ans de tournage, des centaines de milliers de figurants utilisés pour de magistrales séquences de batailles (ainsi que le sacrifice de centaines de chevaux) et la dépense d’un budget pharaonique, le résultat dépasse toutes les espérances. Il dépasse par ailleurs bien plus : les limites formelles et narratives, les carcans inhérents aux fresques à gros budget débouchant le plus usuellement sur l’académisme frileux, les frontières de la plus grande liberté cinématographique. Oeuvre totale et syncrétique, vision du monde tout aussi épique que panthéiste, le Guerre et Paix de Bondartchouk s’avère un mastodonte magnifique, un art total graphiquement virtuose, visant tout autant la splendeur technique lors de ses extraodinaires séquences de bals aristocratiques qu’une forme de cinéma expérimental ne dédaignant pas une forme audacieuse que réjouissante d’impureté. Bref, un chef-d’oeuvre unique, qui revient devant nos yeux éblouis grâce à Potemkine Films par le biais d’un coffret Blu-ray collector et d’une ressortie dans certaines salles en copie restaurée.
A l’instar de ce que fit Tolstoï pour la structure de son roman-fleuve, Sergueï Bondartchouk élabore son long métrage (très long, même : le film dure environ sept heures) en le découpant en quatre parties, chacune se concentrant sur l’un des personnages-phares de ce monumental récit. La première partie, propre à introduire les nombreux protagonistes de l’histoire, est plus particulièrement consacrée à André Bolkonski (Viatcheslav Tikhonov), aristocrate militaire s’engageant dans les troupes russes pour combattre la Grande Armée déferlant sur l’Europe, de sa relation avec son père rigoriste (Anatoli Ktorov), sa femme mal-aimée (Anastasia Vertinskaïa) et sa sœur aimante (Antonina Chouranova) à son départ pour le champ de la bataille d’Austerlitz où il est laissé pour mort avant de revenir des limbes de l’enfer martial pour voir sa femme Liza mourir en couches.
La seconde prend pour personnage principal Natacha Rostov (Lioudmila Savelieva), jeune fille libre de la haute société découvrant les tourments de l’amour, d’abord avec André auquel elle promet ses sentiments avant d’être séduite par l’officier Anatole Kouraguine (Vassili Lanovoï) et de perdre les deux hommes, la plongeant dans une infinie détresse. Il s’agit du chapitre apparemment le plus proche des attentes d’un cinéma plus corseté, mené par la splendeur des ors du pouvoir, par la succession des bals lors desquels se séduisent, se repoussent, se révèlent les membres d’une aristocratie aux allures polissées mais au bord de la chute et de la décadence. En cela, Bondartchouk ne rentre qu’en apparence dans les codes génériques du film en costumes, faisant sienne la vision viscontienne d’une frénésie aristocratique comme prémices d’une fin de monde.
Celle-ci aboutit lors des grands moments de destruction du dernier chapitre, succédant à la Bataille de la Moskova à laquelle est consacrée la troisième partie de Guerre et Paix et montrant la mise à sac de la ville de Moscou par les troupes napoléoniennes. Cet ultime mouvement, au parfum apocalyptique, suit le périple de Pierre Bezoukhov (Sergueï Bondartchouk lui-même), personnage servant plus ou moins de fil rouge durant tout le récit, au sein d’une Russie en ruines, cherchant à assassiner Bonaparte et mis en échec dans sa tentative par le retrait soudain de la Grande Armée suite à la boucherie de la bataille, l’invasion moscovite ne représentant finalement que les derniers frémissements d’une soldatesque en déroute. L’apocalypse suppose la renaissance : le final, tout aussi nationaliste qu’apaisé, faisant de l’héroïsme des soldats et de la Nation russes le principal levier d’une reconstruction possible d’une aristocratie chagrine, se révèle chargé d’un espoir teinté d’une mélancolie quelque peu désemparée.
La troisième partie du film (et du roman) concerne un personnage qui n’a pas l’apparence concrète de la chair mais celle, plus abstraite, de la brutalité aveugle : la guerre, personnage-titre. Tout lui est périphérique, elle est le noyau de ce fruit en voie de pourriture qu’est l’aristocratie russe, celle-là même qui danse la valse dans les salles de bal ou qui discute avec véhémence dans les salons bourgeois alors que les officiers et soldats se font dégommer dans une rhétorique du mouvement moins directement gracieuse que les jeunes personnes bougeant en cadence mais finalement tout aussi chorégraphiée, rythmée par les chefs de guerre et leurs stratégies meurtrières. Les deux séquences majeures de bataille émaillant le film (celle d’Austerlitz et celle de la Moskova), morceaux de cinéma absolument sidérants de beauté et d’horreur conjointes, conditionnent finalement toute la destinée tragique des multiples protagonistes de Guerre et Paix, leur chute respective dans une déréliction qui les rend allégoriques de ce pays auquel ils sont attachés du fond du cœur et des tripes. Difficile de ne pas voir dans cette adaptation de Sergueï Bondartchouk une sorte d’écho entre le récit tolstoïen et une Seconde Guerre mondiale aux plaies mal cicatrisées et qui a laissé le pays exsangue, bien qu’ayant repoussé la volonté de constitution d’un empire de la part d’un envahisseur européen (Napoléon comme une annonce de la mégalomanie hitlérienne) et se relevant doucement des souffrances endurées. De ce fait, la terreur provoquée par les rafales de boulets de canons, par les fumées asphyxiant le cadre, par les tas de cadavres recouvrant les terres russes après la Bataille de la Moskova, par les mouvements de troupes napoléoniennes (dont s’est certainement inspiré Peter Jackson pour les défilés d’Orcs et les combats épiques de son Seigneur des Anneaux, autre récit de combat contre une velléité impérialiste et totalitaire) peut certainement être considérée comme une sorte de réminiscence des atrocités de l’Histoire récente au regard de la contemporanéité du film.
L’immense beauté de ce monument fascinant qu’est le film de Bondartchouk réside cependant dans le rapport que le cinéaste fait entre l’acte guerrier et une certaine philosophie panthéiste, pas si éloigné de ce que l’on peut voir dans le cinéma de Terrence Malick, et plus particulièrement dans La Ligne rouge, entre une volonté de communion des Hommes avec la Nature (la baignade des soldats russes dans la Moskova avant la bataille semble annoncer l’ouverture du film de Malick lors de laquelle le soldat interprété par Jim Caviezel s’amuse dans la mer avec les enfants mélanésiens) et une Nature témoin d’une violence humaine contre lesquelles elle ne peut rien. De ce point de vue, la version de Bondartchouk de Guerre et Paix n’est pas sans développer une réflexion étonnante sur la place de l’espèce humaine dans la marche du monde, à la fois individuellement et collectivement, faisant des Hommes de simples poussières dans un système qui le dépasse amplement, la guerre ne ressemblant finalement qu’à un atroce coup de balai. En prenant l’horreur par le biais philosophique, entre panthéisme et métaphysique, Sergueï Bondartchouk fait de la guerre un sorte de cosmos presque abstrait, lui-même enchâssé dans la marche ininterrompue du monde. Le dernier plan, merveilleux, de la séquence de la Bataille d’Austerlitz, vue aérienne des conséquences des combats, avec ses humains morts, vivants ou les deux, ses vainqueurs courant en cercle autour de ses vaincus, l’ensemble des hommes surplombés par les fumées des canons ressemblant à s’y méprendre à des nuages toxiques observant la marche du monde de leur position céleste, semble pouvoir résumer la beauté graphique, historique et philosophique de cette œuvre monumentale, finalement moins remarquable comme adaptation d’un chef-d’oeuvre que comme chef-d’oeuvre elle-même.
Le coffret Blu-ray contient :
– 2 Blu-ray
– le livre « Guerre et Paix – Une histoire russe, une épopée soviétique » rédigé par Marc Moquin, directeur éditorial de Revus & corrigés , préface de Bertrand Mandico, cinéaste , postface de Marie-Pierre Rey, professeure d’histoire russe et soviétique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (156 pages)
Résumé de chaque épisode par Joël Chapron, spécialiste des cinématographies d’Europe de l’Est
Entretien avec Joël Chapron autour de la production du film et de son réalisateur (30′ + 9′)
Making of commenté (Mosfilm, 1969, 30′)
Portrait de Lioudmila Savelieva, émission « Les Soviétiques » (1968, 28′)
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).