En 1975, Sergueï Bondartchouk s’est déjà imposé comme le cinéaste officiel du Parti communiste, et ce dès son premier passage derrière la caméra en 1959. Après s’être essayé à des œuvres épiques et grandioses telles que Guerre et paix ou Waterloo, il est définitivement adoubé par le Politburo qui voit en lui un auteur à même de porter le soft power soviétique en utilisant les armes du grand spectacle hollywoodien. Evidemment, le metteur en scène s’amuse de cette situation en parsemant ses réalisations de touches ambiguës révélant une vision complexe de son pays. C’est néanmoins dans cette configuration plus que confortable que le ministre de la défense lui propose de réaliser un film destiné à célébrer les trente ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bondartchouk prend des libertés avec les desiderata du gouvernement et décide que son hommage aux soldats morts au front sera une adaptation d’un roman de Mikhaïl Cholokhov, auteur de son séminal Le Destin d’un homme. L’écrivain épaule le cinéaste dans l’écriture du scénario, au grand dam du ministère qui y voit une trahison du projet initial. Ils ont combattu pour la patrie ne prend effectivement pas la trajectoire propagandiste espérée en s’ancrant en juillet 1942, période de déroute où l’Armée rouge n’a d’autres choix que de battre en retraite. Une poignée d’hommes épuisés défendent pourtant les accès du fleuve Don. Face à eux, l’ennemi continue l’offensive sans relâche. Le bataillon va devoir puiser dans ses dernières ressources pour tenir leur position. Faux récit nationaliste et vraie réflexion sur l’absurdité du conflit, (nommé à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1977) est disponible en combo Blu-Ray/DVD dans la collection cinéma russe impulsée par Rimini Editions.
L’idée de patrie présente dès le titre trouve à l’image une illustration étonnamment dégagée de toute velléité patriotique, dans un rapport quasi animiste à la terre au sens biologique et non aux idéaux soviétiques ou à une quelconque idéologie politique. Le pays, que ces hommes tentent de défendre coûte que coûte, est matérialisé par les innombrables plans sur la vallée aride, sa faune, sa flore et ses paysages grandioses. L’introduction, qui parcourt un sol rocailleux avant d’aboutir sur des bosquets en fleur, plante le décor : la nature est une victime collatérale de ces belligérants qui tombent les uns après les autres, creusent ses entrailles et viennent la nourrir de leur sang. La caméra, toujours en mouvement, arpente ainsi un champ paisible jusqu’à un canyon que traverse une cohorte de soldats. Dans un silence de mort seulement troublé par le bourdonnement d’insectes et les chants d’oiseaux, le bataillon avance difficilement, semant la destruction sur son passage. En choisissant d’inscrire son film en juillet 42, Bondartchouk prend le contrepied de l’environnement urbain de Stalingrad et des grandes steppes enneigées si souvent prisées par le cinéma. La photo saturée et baignée de soleil de Vadim Yusov, collaborateur régulier de Tarkovski (Solaris, L’Enfance d’Ivan), renforce la prédominance des éléments. La chaleur impacte les corps, ralentit l’avancée des troupes. La guerre elle-même, pourtant industrialisée, prend une forme purement organique. Les chars d’assaut qui se dévoilent sur la crête d’une colline, se changent en créatures sanguinaires. Le sound design qui les accompagne s’apparente à des cris de bêtes. Chimères destructrices engoncées dans une carapace qui se montrent inefficaces et impuissantes une fois retournées sur le dos, telle des tortues de métal. Loin de toute notion martiale ou géopolitique, le conflit se révèle sous son jour le plus prosaïque. Condensé en une seule journée, métonymie des horreurs de six ans de lutte armée, le récit fait la part belle aux visions cauchemardesques à l’instar de ce montage chaotique fait de flammes infernales et de troupeaux qui fuient au milieu des carcasses de tanks. Le rapace survolant le charnier, ou cet astucieux cut qui fait se succéder une fumée dense à de légers nuages (le montage est signé Elena Michailova, qui retrouvera le metteur en scène pour La Steppe), convoquent l’idée d’une nature immuable. Les humains passent, se déchirent, s’entretuent, espèrent traverser l’un de ses fleuves pour échapper à leur fin inévitable, elle, a contrario, demeure inébranlable, aussi impitoyable que sereine.
Ces êtres justement, qui ont combattu pour leur patrie, Bondartchouk, comme à son habitude, choisit de les ausculter loin de toute iconisation propagandiste. Bien qu’introduits par des cartons définissant leurs interprètes comme des « artistes du peuple de l’URSS », les personnages perdent vite leur unité. Le groupe soudé est rapidement éclaté, symbole d’un pays fracturé. Lorsqu’ils sont ensemble, les soldats parlent de leur vie personnelle, de leur foyer, de leur femme. La plupart du temps, ils profitent de quelques instants de trêve pour fumer, pêcher l’écrevisse, réparer des tracteurs, se baigner, comme si, l’espace de quelques instants, la guerre était déjà derrière eux. Ce n’est plus le combat qui les obsède, ni la victoire sur l’ennemi, mais simplement de rire, draguer, manger, en un mot, de retrouver les plaisirs hédonistes qu’ils ont abandonné depuis de longues années. Le cinéaste use de zooms et de dézooms sur ses acteurs pour inspecter leurs visages, rendre palpable leur fatigue. Tous sont campés par des comédiens qui ont vécu la guerre de l’intérieur, d’anciens combattants de l’armée rouge pour la plupart, tout comme Cholokhov, lui aussi vétéran. Un casting hétéroclite qui compte le cinéaste lui-même, dans la peau d’Ivan « Vania » Zvyaguintsev, mais également Vassili Choukchin (qui est décédé durant la post-production), Ivan Lapikov (Andreï Roublev), les fidèles Vyacheslav Tikhonov et Gueorgui Bourkov (apparus respectivement dans Guerre et paix et Boris Godounov) ou encore Youri Nikouline, célèbre clown et star de la comédie en Russie. Autant de profils et de personnalités différentes pour camper ces hommes livrés à eux-mêmes, entre instants touchants ou drôles (la tentative de séduction de Pétia qui se termine par un coquard). La lassitude (pour certains c’est le quatrième conflit auquel ils participent) se teinte de questions métaphysiques, à l’image du rapport à la religion ambigu entretenu par Vania. Pas de héros et encore moins de martyrs à l’écran, aucune glorification du guerrier, de la simple chair à canon aussitôt éliminée, aussitôt remplacée par des nouveaux venus idéalistes.
Dans son entretien intitulé Le Destin d’un film présent en bonus, Joël Chapron évoque en détail les tensions que le film a générées entre le cinéaste et le gouvernement. La peinture de troupes en déroute, démotivées, à l’opposé de l’image du soldat soviétique victorieux et conquérant, n’est pourtant pas une surprise. Dès son premier long-métrage, Bondartchouk n’aime rien tant que saisir les traces laissées par la guerre sur des individus brisés. Ici, les hommes sont las, et s’accrochent à leurs vaines médailles comme à des preuves que leurs actes n’ont pas été inutiles. Pourtant, face à eux, la population, elle aussi victime d’atrocités depuis bien trop longtemps, ne les accueille pas à bras ouverts. Dans une séquence bouleversante, une vieille femme sermonne même Pétia en lui reprochant d’être « comme ceux qui font les braves dans les feuilletons ». Le bidasse aura beau mentir à ses frères d’armes et fanfaronner en prétendant avoir été traité chaleureusement, le mal est fait. La guerre n’est pas comme au cinéma, le réalisateur va donc la traiter de la manière la plus frontale et crue possible. À l’écran s’accumulent cadavres, blessés, amputés, mutilés, et l’horreur des hôpitaux et des dispensaires frappe le spectateur dans une séquence au réalisme glaçant probablement inspiré du propre vécu du metteur en scène (son épouse, Irina Skobtseva, incarne d’ailleurs une infirmière). Le film peut bien accumuler les séquences de bataille spectaculaires à un rythme soutenu – en témoigne l’hallucinante séquence de bombardement, entre tirs de DCA et crash d’avion, possible grâce aux énormes moyens fournis par l’Etat -, l’action du régiment se résume principalement à attendre la mort. Littéralement enterrés sous le feu ennemi dans une guerre de positions, ils s’habituent à l’enfer, forcés de transporter précieusement un banal drapeau comme une relique sacrée, dans une logique de l’absurde que Chapron rapproche judicieusement du Désert des Tartares de Dino Buzzati. Tout acte héroïque leur est empêché, tout élan de bravoure est avorté, à l’instar de ce mouvement de caméra qui accompagne Ivan sortant des tranchées baïonnette à la main, rapidement stoppé par son élan. Pire encore, ils rient au milieu des corps de leurs amis, comme anesthésiés de toute émotion. La tragédie peut presque se résumer à deux plans précis : le premier présente un enfant esseulé devant un moulin (lointain parent du Vania du Destin d’un homme), saluant les militaires qui partent au front, le second, le même moulin en ruine au milieu de flammes. L’innocence ne peut résister à l’horreur. Lorsque le cinéaste se fonde enfin dans la commande patriotique désirée lors d’un ultime acte, c’est pour mieux en tordre le propos. La bannière rouge fièrement dressée, un supérieur motive ses troupes à partir pour Stalingrad dans un discours galvanisant. Face à lui, un soldat rendu sourd ne peut entendre ses paroles. La grandeur s’effrite, les mots n’ont plus la même force, le peuple est exténué. Ils ont combattu pour la patrie préfigure inconsciemment les bouleversements de la perestroïka dans un geste cinématographique puissant et subtil qui constitue avec Le Destin d’un homme un passionnant diptyque signé Sergueï Bondartchouk.
Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions.
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