Silvano Agosti – "Le Jardin des délices"

La découverte, plus de quarante ans après sa sortie, de ce poème insaisissable, énigmatique et somnambule qu’est Le Jardin des délices constitue un réel choc, de ceux qui laissent l’espoir des trésors à exhumer… Il paraît presque inconcevable que le film d’Agosti soit si peu connu et resté invisible aussi longtemps, au point d’avoir acquis le statut de film maudit. Réalisé en 1967, ce premier long métrage du cinéaste, en subissant les foudres du Vatican scandalisé par sa charge anticléricale, faillit également être le dernier; il fut définitivement amputé de 26 minutes, perdues à jamais. Agosti songea sérieusement à arrêter le cinéma, jusqu’à ce qu’un Bergman bouleversé par une projection du film Stockholm se charge de convaincre Agosti de poursuivre sa carrière de cinéaste.

Vingt quatre heures dans la vie d’un homme, vingt quatre heures durant lesquelles l’existence de Carlo bascule lors d’une nuit de noces qui se mue en nuit d’insomnie, tel est l’argument de départ simplissime du Jardin des délices. Le mariage de Carlo le conduit à remettre en question le sens même de sa vie, le jetant dans un marasme des pensées, un vertige d’incertitudes. Le film d’Agosti se place d’emblée sous le signe de la charge religieuse et sociale. Carlo revoit et revit son éducation chez les frères, ou reprend place au sein des repas de famille étouffants, symptomatiques d’une bourgeoisie catholique italienne engoncée dans ses conventions et ses préjugés. « Ils t’ont dressé à la vie, comme on dresse les chiens à marcher » lui crie une voix intérieure. Pour Carlo, monter à rebours le puzzle de sa vie conduit à en démonter les fondements, ceux qui préludent à la destruction de son être.

Il paraît difficile d’éluder le tableau de Bosch auquel Agosti emprunte son titre. Le film s’y réfère implicitement et s’ouvre en guise de préambule sur des détails du retable qu’il sous-titre « le rêve d’Adam » « le péché originel » et « chassés du paradis » avant d’enchainer sur le visage d’Ida Galli croquant un fruit, fournissant déjà d’évidentes clés symboliques pour la compréhension de son œuvre : l’homme, la femme, la malédiction, le fruit défendu, et l’empreinte du pêché qui pèse sur la civilisation, à travers les âges. Le jardin d’Agosti ne cesse de roder autour du jardin de Bosch, source d’inspiration presque instinctive, liée aux impressions contradictoires qu’en génère la contemplation et aux échos que le cinéaste peut lui trouver dans le monde moderne et les préoccupations contemporaines. Dans le triptyque, comme un parcours chronologique de l’évolution du monde, le panneau de gauche représente le Paradis Perdu, celui de droite l’enfer, et celui du milieu le monde, tel un mélange, un fusionnement des deux. C’est ce chaos du milieu qui traduit le mieux l’abîme de Carlo totalement tiraillé, contenant à la fois en lui le paradis perdu et la damnation. En prenant pour base la dualité de Bosch, Agosti retranscrit tout ce qu’un tel tableau peut révéler du rapport ambigu qu’entretient la religion avec la sensualité. L’obsession pour la perversité, les vices, les déviances et les risques de décadence passe par une récurrence de leur représentation qui fait de l’art religieux l’un des plus érotiques et charnels qui soient. Cette contradiction est au centre de la problématique soulevée par Agostin, un dolorisme et une mortification – avec sa hantise du démon, de la sorcellerie, de la débauche et de la faute – trahissant l’un des masques de l’obsession sexuelle d’un clergé de célibataires frustrés, donc pervers. Loin d’avoir recours à l’imaginaire monstrueux ou surnaturel de Bosch, Agosti exploite cette thématique et l’intellectualise en prenant pour prisme le chaos de Carlo, parfait exemple des répercutions de l’éducation religieuse sur l’équilibre individuel. Cette dichotomie entre une liberté païenne et l’oppression religieuse trouve son acmé lors de cette séquence extraordinaire portée par le Adonai, l’hymne psychédélique de Morricone dans laquelle une fête hippie est traversée par une procession religieuse. Quoi de plus fidèle à Bosch que cette scène hallucinatoire qui voit la rencontre improbable, visuelle et sonore du ciel et de l’enfer, de l’hédonisme et du rigorisme en un même lieu ?

Incontestablement, Le Jardin des délices appartient au domaine de l’inquiétante étrangeté. Comme dans les rêves, la perception de l’objet y est accentuée lors de plans serrés que le regard doit décrypter, les surdimensionnant et leur donnant une forme troublante, une vie propre, qu’il s’agisse d’un rasoir, d’une poignée de porte ou d’une chasse d’eau bruyante. On aboutit à un fétichisme surréaliste de l’objet. Le radiateur-scène de théâtre de Ereaserhead n’est pas si loin lorsque l’objet le plus banal ouvre la porte de l’imaginaire. Il en va de même pour une amplification sonore qui participe à cette impression de flottement : omniprésence du bruit de la mer, tintement d’une cuillère sur une tasse, ou tic-tac lancinant de l’horloge pour témoigner d’un temps qui s’écoule goutte à goutte. Dès lors, l’enthousiasme de Bergman n’a absolument rien d’étonnant tant les affinités stylistiques sautent aux yeux, échafaudant un cinéma de pur fantasme et d’images mentales, dans lequel le cerveau humain devient un grand générateur de visions, modifiant au gré de son intérieur labyrinthique une réalité chancelante. Souvenons-nous de la figure du masque et du miroir dans Persona, les immersions introspectives de sa double héroïne; plus encore, souvenons-nous de Max Von Sydow dans L’heure du loup, l’écrivain happé par ses songes de créateurs et agressé par les personnages de son imagination. Allongé sur le lit, l’immobilité de Carlo stimule le travail de la mémoire, assailli par des flashs de diverses durées, sur son enfance, ses expériences de médecin, son passé proche ou lointain, provoquant un état de panique croissant. Il est assez rare au cinéma de parvenir à saisir et communiquer à ce point la sensation de nuit sans repos. Les pensées de Carlo vagabondent au côté de sa femme endormie. Il se relève, part se promener, fumer une cigarette, se rallonge… mais l’œil reste désespérément ouvert. Dans ce va et vient passé/présent s’interpénètrent le fantasme et le réel. Les différentes strates temporelles de la vie de Carlo provoquent une narration éclatée, heurtée, dans laquelle les fantômes du passé viennent hanter le présent dans la pièce même de l’action : à l’encoignure de la porte de la chambre, il se revoit enfant avec sa petite sœur, surprenant ses parents en train de faire l’amour… inversant de manière troublante les points de vue, son œil d’enfant étant dirigé vers lui-même, son couple, son lit, sa sexualité, sa condition d’adulte.

Cette lutte de la nature originelle instinctive et d’un ordre établi contre nature et aliénant explose dans la forme adoptée par Agosti, particulièrement érotique, effleurant les peaux palpitantes de ses personnages au plus près, au point d’en faire parfois ressentir le toucher à travers un fétichisme, une ritualisation des gestes : Carla prend son bain, parcourt son ventre, se rase sous les aisselles.. Carlo longe de sa main le corps de sa femme endormie. Cette captation de la grâce du réel par la blancheur de la peau, d’une émotion charnelle allant à l’encontre des préceptes de l’église, semble à elle seule contenir la thématique d’Agosti. Dans Le Jardin des délices, l’amour n’est pas compatible avec les sacrements du mariage. Plus encore, si le sexe y est libérateur, comme un acte rebelle entre inconnu et interdit, encore plus lorsqu’il s’agit d’adultère, il prend également une allure morbide et désespérée qui trouve son apogée lorsqu’Agosti opère un montage parallèle entre la sensualité de deux corps enlacés et la souffrance de l’autre femme, la légitime dans une autre fièvre, fatale, celle-ci. Carla, Carlo, deux noms en miroir pour un couple incarnant deux conceptions antithétiques de la vie. Le visage impassible, fermé, Carlo – Maurice Ronet fascinant- ne laisse filtrer aucune émotion, comme coupé du monde, jusque dans le regard porté sur la mort de sa femme. Comme une poupée sur le point de tomber en morceaux, Carla (superbe Ida Galli, l’une des plus belles héroïnes apeurées du giallo et de l’épouvante italienne, et notamment dans Le corps et le fouet, La queue du scorpion ou Un bianco vestito per Marialé) y est à la fois sensuelle, fragile dans le présent et dure dans les flashs backs – plus proche de la caste qu’elle incarne. Elle se métamorphose en une victime expiatoire, emblème d’un ensemble de valeurs à bafouer, objet de revanche dont le sacrifice est symbolique. De ce fait Le Jardin des délices prend rapidement une allure vénéneuse et mortifère très baudelairienne.

Loin d’être une libération, le jour qui se lève opère une contamination du monde – plus que jamais plongé dans le flou du rêve – par le vertige de son personnage : hôtel vidé de ses hôtes, ruelles désertes, paysage mort dans lequel Carlo errera au dehors comme en lui même. On pense à Maya Deren dans ces paysages somnambules dans lesquelles s’effacent lentement les contours qui permettaient de s’accrocher à des repères tangibles, portés par un montage disruptif qui multiplie les associations d’images et d’idées. Les cordes menaçantes et angoissantes de Morricone secondées parfois par un orgue ténébreux et des chœurs faussement angéliques égarent le spectateur dans une tension diffuse, ne faisant qu’accentuer la sensation de quotidien se métamorphosant graduellement en cauchemar.

La sortie du Jardin des délices en dvd constitue d’autant plus une bonne surprise que l’édition est particulièrement belle. Copie de très bonne facture, très beau livret explicatif, sans compter une attention toute particulière accordée à la jaquette, reprenant un détail du tableau de Bosch. La fascination que procure le film en fait d’autant plus regretter ces vingt minutes disparues qu’on suppose particulièrement décapantes. La sélection d’extraits des films de Silvano Agosti -documentaires et fictions – révèle la patte d’un cinéaste aux obsessions récurrentes sur la place de l’homme dans le monde, la liberté, la sexualité et si ses œuvres ont parfois l’air marquées par un symbolisme démonstratif et sa dimension parabolique un peu trop appuyés, un peu à la manière du Pasolini de Porcherie ou du Arrabal de J’irai comme un cheval fou, une atmosphère fascinante sans dégage portée par une indéniable unité. Les 40 minutes d’entretien avec le cinéaste, très intéressantes laissent cependant un peu songeur et il est préférable de ne pas les regarder avant le Jardin des délices, au risque d’influer sur sa vision et de fausser quelque peu son approche. Ses propos radicaux, entre utopie et anarchie, contrastent en effet avec un film distillant subtilement ses non-dits et procédant par allusions. Agosti évoque évidemment, non sans humour, ses démêlés avec la Vatican, mais il désoriente un peu plus lorsqu’il aborde de manière extrêmement tranchée et parfois très jodorowskienne la notion de liberté individuelle, de refus d’insoumission à une société du travail qui n’a aucune conscience « de la valeur de l’être humain » ; alors que l’homme est un « chef d’œuvre inoubliable ». Ceci dit, sa voix éclaire de manière toute particulière une approche du cinéma, fascinée par l’être humain, ses mystères, ses pulsions vitales profondes et in fine son rapport au bonheur. « Mon cinéma, c’est le visage des gens » affirme t’il. Comme en témoigne cet impressionnant extrait d’un de ses documentaires dans lequel il filme des personnes âgées au plus près de leur regard et de leurs rides, Silvano Agosti emploie la caméra pour percer des secrets, dans l’espoir de répondre à son propre questionnement et de capter une vérité.

Le Jardin des délices (Italie, 1967), de Silvano Agosti avec Maurice Ronet, Ida Galli et Léa Massari. Dvd édité par La vie est belle. Sortie le 17 Novembre.

 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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