Spike Lee – « Malcolm X » (1992)

Révélation fracassante de la fin des années 80, Spike Lee sort tout juste du succès de Jungle Fever lorsqu’il s’attelle à Malcolm X, un projet impulsé et initié bien avant son arrivée dans le paysage. Les droits de The Autobiography of Malcolm X ont été acquis dès 1967 par le Marvin Worth (qui produira un documentaire sur le sujet en 1972, Malcolm X: His Own Story… On the Screen As It Really Happened) et vont passer de studio en studio plusieurs années durant. L’écrivain James Baldwin, notamment, s’est attelé au scénario dans les années 70. C’est sous l’égide de la Warner que les choses vont décoller. Dans un contexte de déficit criant de biopic sur les figures noires de l’histoire américaine (exception faite de Bird de Clint Eastwood) et de combat pour les droits civiques relancés, la major veut placer Norman Jewison à la mise en scène. Spike Lee fera pression pour qu’un cinéaste afro-américain réalise et reprendra le flambeau, quand Jewison finira par tourner quelques années plus tard, une autre biographie filmée autour d’une figure phare de la communauté, toujours avec Denzel Washington, Hurricane Carter. Reste alors à boucler un budget à la hauteur de ce qu’il projette, ce qui passera par l’aide financière de célèbres amis du cinéaste (Janet Jackson, Michael Jordan, Oprah Winfrey…). En dépit d’un accueil critique positif, il ne rencontre qu’insuffisamment le succès (moins de 50 millions de dollars de recettes) lors de sa sortie. Cet échec relatif ne l’empêche de devenir peu à peu culte et de s’imposer comme une référence dans son genre.

Malcolm X – Copyright Metropolitan

1946. Son père étant mort et sa mère internée, Malcolm Little commet des cambriolages pour survivre. Il se fait bientôt envoyer en prison où, après s’être initié au Coran, il se range sous la bannière d’Elijah Muhammad, le leader de la Nation of Islam. Libéré après six ans d’incarcération, il devient alors l’un des chefs du mouvement sous le nom de Malcolm X.

Point d’acmé de la première partie de carrière de Spike Lee, Malcolm X est à la fois son film le plus ambitieux et le plus imposant, en atteste notamment sa durée fleuve (plus de trois heures). Il signe un biopic non consensuel autour d’une figure clivante, complexe et ambivalente mais essentielle dans l’histoire afro-américaine. L’objectivité pousse à dire que Lee a certainement réussi des longs-métrages qualitativement plus homogènes (Do The Right Thing, La 25ème heure) avant comme après, en tout cas plus proches d’une forme que l’on qualifierait d’irréprochable. Néanmoins, il parvient ici à un résultat à la fois peu fréquent et salutaire, dont les limites, excès ou réserves potentielles contribuent autant à l’accomplissement global que ses partis-pris payants et ses prises de risques. Sans nul doute, il est le réalisateur idéal pour traiter d’une icône aussi retorse et donner à son sujet l’envergure nécessaire. Esthétiquement, il tend à se rapprocher de Martin Scorsese et du Oliver Stone (qui fut un temps rattaché au projet) de JFK dans un mélange de séduction et de collages plus expérimentaux (assemblage d’archives documentaires et de fiction, collages d’images en couleur et N&B…). De son générique sobrement stylisé (un drapeau américain en feu en alternance avec une vidéo du passage à tabac de Rodney King sur fond de discours offensif) au carnage final, véritable scène de guerre nous plongeant au cœur du chaos : Malcolm X est bardé de fulgurances, dont certaines se classent parmi les plus impactantes imaginées par son cinéaste). Entre conventions classiques (la voix-off) et écarts disruptifs, le long-métrage dialogue avec la filmographie de son auteur (Do The Right Thing se terminait sur deux citations, dont une de Malcolm X), l’histoire américaine passée et présente (l’affaire Rodney King a un an au moment de la sortie).

Malcolm X – Copyright Metropolitan

Spike Lee se met en cohérence avec son personnage par une forme de jusqu’au-boutisme. En ce sens, son film est trop gros, trop long, trop dense, mais il n’est jamais ennuyeux, il est toujours captivant : il refuse systématiquement les concessions. Il est à l’image de son anti-héros, qui malgré tous ses talents, n’a pas totalement la carrure pour les combats qu’il s’apprête à mener. Ses pensées radicales vont suivre le cheminement d’une modération progressive tandis que le cinéma guérilla du Lee des débuts va aller vers une forme plus accessible, lui permettant de toucher une plus large audience et faire passer ses messages à un plus grand nombre. S’il y a certainement une dimension de l’ordre de la provocation calculée (presque paradoxale) dans ce goût du débordement, le métrage s’accommode d’une dimension excessive qui va de pair avec son protagoniste. Son imperfection est ainsi en adéquation avec l’ensemble. Cette démesure s’accompagne d’une forme d’impolitesse à bousculer les règles cinématographiques (la représentation des Blancs au contraire de l’hégémonie coutumière d’Hollywood), politiques (le plaisir malicieux à retranscrire certaines punchlines virulentes de Malcolm X), narratives (la gestion de la temporalité, la manière de faire se répondre plusieurs périodes). Une impertinence et une insoumission rarement osées à cette échelle, qui contribuent au geste fort opéré par le cinéaste derrière une apparence plus sage (le caractère sulfureux du protagoniste suffit à contrebalancer). Les réussites s’évaluent aussi dans le temps et force est de constater que les décennies passant, Malcolm X ne perd rien de son aura originelle, mieux elle se consolide. Ce qu’il dit et montre des inégalités raciales, semble par bien des aspects toujours d’actualité (ou du moins ponctuellement rattrapé par celle-ci). Aussi, plus que Do The Right Thing ou La 25ème heure, il est devenu un objet pop culturel à l’impact majeur et incontesté, dépassant ainsi sa simple condition de film.

Malcolm X – Copyright Metropolitan

Quelques mots enfin sur Denzel Washington, qui collaborait avec Spike Lee pour la deuxième fois après Mo’Better Blues (viendront plus tard He Got Game et Inside Man). Il refuse l’imitation de Malcolm X pour privilégier une incarnation viscérale à un point tel que certaines images du long-métrage ont remplacé son modèle dans l’inconscient collectif. Il entrait ici dans la cour des grands. S’il avait déjà eu un Oscar pour Glory, ce rôle fait basculer sa carrière et contribue à le transformer en icône. Un statut qu’il va sciemment entretenir et peaufiner au fil des années. Cela en manifestant une propension à incarner des figures importantes de l’histoire afro-américaine autant qu’en façonnant un imaginaire culturel tant dans le cinéma d’auteur (Man on Fire, Flight) qu’au sein d’un cinéma plus mainstream (Training Day, Equalizer). Washington a ainsi su mettre à profit sa notoriété grandissante afin d’ouvrir une voie dans le paysage, entre personnages ambivalents (Hurricane Carter, American Gangster) et d’autres plus consensuels et rassembleurs (Le Plus beau des combats, Philadelphia). Acteur-scénariste, ses choix, son charisme stratosphérique et son exigence de jeu lui permettront d’imposer au public un autre type de héros loin des stéréotypes, faisant lentement mais sûrement bouger les lignes. Il est devenu à son tour un protagoniste de l’histoire culturelle afro-américaine, en la construisant et en la transmettant.

Malcolm X – Copyright Metropolitan

Que celles et ceux qui étaient las du DVD Collector proposé par Pathé il y a plus de deux décennies, très complet au demeurant mais désormais un peu dépassé techniquement, se rassurent, Metropolitan fait entrer Malcolm X dans le paysage de la ultra haute-définition. Quelques mois après une rediffusion en salles en copie restaurée 4K, le distributeur et éditeur vient proposer une édition limitée composée d’un Blu-Ray UHD ainsi que deux Blu-Ray, l’un comprenant le film, l’autre consacré aux suppléments. Cette dernière galette contient près de deux heures et demie de bonus parmi lesquels un making-of et des scènes coupées. Elle propose surtout, un très gros morceau, l’inclusion du documentaire Malcolm X: His Own Story… On the Screen As It Really Happened réalisé par Arnold Perl en 1972. Raconté par James Earl Jones, l’objet alterne extraits de discours du véritable Malcolm X et voix-off racontant son histoire, le tout sur des archives. Saisissant relatant la vie des Afro-Américains au cours des années 50 et 60. L’éventuelle radicalité du discours est ainsi mise en perspective avec le contexte qui l’alimente, la développe, la favorise. Pour autant, la force du métrage est de s’abstenir du moindre commentaire ou jugement pour nous confronter frontalement au charismatique prédicateur et nous laisser seuls appréhender ses prises de positions et leurs évolutions réelles. Plus direct et moins ample que la fiction de Spike Lee, les deux œuvres ont néanmoins une évidente complémentarité qui rend pertinente leur réunion.

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A propos de Vincent Nicolet

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