1958. L’affaire Rosa Parks et le scandale des Neuf de Little Rock sont encore dans toutes les mémoires, le mouvement de lutte pour les droits civiques prend quant à lui un essor considérable, aidé par son charismatique leader, Martin Luther King. Les États-Unis traversent alors une période de bouleversements qui divise la population tout en inspirant les artistes. Après avoir fini la production de sa fresque Orgueil et passion, Stanley Kramer décide de s’emparer de cette actualité brûlante et de porter à l’écran le script de Nedrick Young (écrit sous le pseudonyme de Nathan E. Douglas) et Harold Jacob Smith (qui retrouveront tous deux le cinéaste pour Procès de singe), intitulé La Chaîne. John “Joker” Jackson et Noah Cullen sont deux prisonniers qui se vouent une haine mutuelle. Alors que le véhicule qui les transporte est impliqué dans un accident, les deux hommes en profitent pour prendre la fuite. Enchaînés l’un à l’autre et sans moyens de se défaire de leur entrave, ils vont devoir s’entraider pour échapper au shérif du comté, lancé à leur poursuite. Pour camper les deux fugitifs, le réalisateur désire réunir à l’écran une star et un acteur émergeant. Sidney Poitier, qui marqua les esprits en 1950 dans La Porte s’ouvre, est choisi pour incarner Cullen, quant à Joker, Marlon Brando, Frank Sinatra ou Robert Mitchum sont approchés, mais c’est finalement Tony Curtis qui écope du rôle. L’acteur qui vient juste de tourner dans Les Vikings de Richard Fleischer et s’apprête à rejoindre le casting de Certains l’aiment chaud, souhaite alors casser son image de séducteur. Le film est un succès plébiscité aux Oscars (meilleure photo et meilleur scénario original) ainsi qu’aux Golden Globes, la prestation de Poitier est récompensée au festival de Berlin et aux Baftas. Classique vénéré outre-Atlantique, le long-métrage demeure, comme toute l’œuvre de Kramer, encore mésestimée sous nos contrées. Il est donc temps de se pencher sur ce culte The Defiant Ones, désormais disponible en Blu-Ray et DVD chez l’excellent éditeur L’Atelier d’Images.
Dans son interview présente en bonus, le critique Sylvain Lefort, créateur du site Revus & Corrigés, désigne très justement Stanley Kramer comme un cinéaste de l’entre-deux. Trop jeune pour appartenir à l’âge d’or et trop vieux pour être assimilé à la génération issue la télévision (Sidney Lumet, Arthur Penn) voire au Nouvel Hollywood. Une position qui explique probablement son dédain à l’international, alors qu’il est une référence au pays de l’Oncle Sam, vénérée par des grands noms comme Steven Spielberg. Réévaluée depuis quelques années, notamment au travers de ressorties telles que celle du Dernier rivage, sa filmographie a discrètement infusé tout un pan du cinéma américain. La Chaîne, notamment, jouit d’une immense popularité. Son postulat simple et efficace a engendré de nombreuses copies, plus ou moins officielles, parmi lesquelles la version féminine Black Mama, White Mama en 1973, ou la relecture télévisuelle L’Impossible évasion (1986), avec Carl Weather et Robert Urich, elle-même remakée en 1996 avec Liens d’acier de Kevin Hooks. A posteriori, le film se révèle étonnamment moderne du point de vue du traitement de ses thématiques. Ancré en pleine période de lois ségrégationnistes, le récit n’hésite pas à aborder la question du racisme ordinaire, de la discrimination sociale, de l’importance des mots, qui n’ont pas la même incidence dans un pays en majorité Blanc, et de construction systémique. Alors que l’Alt-right américaine organise des raids en ligne pour dénoncer la moindre trace de « wokisme » dans les productions hollywoodiennes, il est amusant de constater que l’industrie se penchait déjà sur ces problématiques il y a plus de soixante ans. Précurseur, Tony Curtis, également coproducteur aux côtés de Kramer de sa compagne Janet Leigh, aurait d’ailleurs insisté pour que Sidney Poitier, pourtant méconnu, touche un salaire de tête d’affiche.
L’une des grandes forces de The Defiant Ones demeure son duo principal, véritable entité fusionnée, hydre à deux têtes idéologiques. Dans une intrigue en forme de proto-buddy movie, les deux comédiens offrent une prestation purement physique, courant dans la boue, traversant des torrents, entre deux discussions où chacun apprend de l’autre tout en scrutant sa propre condition. Cullen fait ainsi prendre conscience à Joker qu’il est lui aussi exploité par le système, un prolo soumis à un idéal matérialiste inatteignable. Confronté à son opposé, à son prétendu antagoniste, chaque protagoniste se retrouve face à une part de lui qu’il ignore ou qu’il préfère cacher. Le postulat fut pourtant remis en cause par Robert Mitchum, qui refusa le projet pour cause de manque de crédibilité. Une incohérence néanmoins explicitée dans le film au détour d’un dialogue (« Pourquoi ont-ils enchaîné un Noir à un Blanc ? »), mais qui illustre à lui seul le morcellement de la société américaine. Déchirée et pourtant forcée de cohabiter. Leur mésentente est même à la base de l’accident inaugural et donc de leur pérégrination. Face au binôme, le pouvoir se retrouve personnifié par un shérif humaniste (incarné par Theodore Bikel) et un journaliste cynique (Lawrence Dobkin), incarnation d’un contrechamp railleur. Le flic ainsi que le gouverneur de l’État sont ainsi accusés par le reporter de vouloir régler cette affaire au plus vite afin de sauver les apparences, année électorale oblige. À leurs côtés, des rednecks plus excités par l’idée de chasser un homme Noir que de rétablir la justice, illustre la frange la plus conservatrice et réactionnaire du pays. Lors d’un très beau final, les opposés, à bout de souffle, trouvent la paix sous les yeux d’une police impuissante.
Taxé de cinéaste à thèse, Stanley Kramer fait pourtant montre dans La Chaîne, d’un véritable talent de metteur en scène, exploitant de la manière la plus audacieuse possible, son principe de départ. L’interdépendance des héros devient autant un inconvénient (à l’image de ce combat entravé) qu’un avantage. Leur survie repose ainsi sur leur entraide et leur faculté à se servir de l’inconvénient de leur lien, afin de franchir les obstacles et continuer leur cavale. Les identités raciales s’inversent et la couleur de peau de Joker devient même un handicap qu’il faut ironiquement recouvrir de boue afin de s’infiltrer discrètement. Malgré certaines baisses de rythme, telle cette longue pause dans une ferme, le long-métrage enchaîne les péripéties sans jamais perdre son concept de vue. Sylvain Lefort compare même le récit à l’odyssée de O’Brother des frères Coen, parallèle audacieux mais judicieux qui prouve encore une fois l’influence du film. Dès la scène introductive, analysée en détail par le critique dans les suppléments, le réalisateur plonge directement son spectateur au cœur de l’action. En trois plans seulement, sur fond de pluie battante, il présente ses personnages en un simple travelling arrière, chacun à une extrémité du cadre, jusqu’à ce que leur confrontation provoque l’accident. Loin de se reposer sur une approche théorique, il mise sur la puissance de l’image afin de matérialiser la confrontation de ses protagonistes. La caméra se montre mobile lors de dialogues statiques, signifiant la bascule des rapports de forces, à l’instar de ce passage de la contre-plongée à la plongée lors d’un échange tendu. Un simple geste inconscient, comme celui de partager une cigarette, tisse des liens, crée des amitiés inattendues. La photographie de Sam Lesavitt, chef opérateur d’Autopsie d’un meurtre, Les Nerfs à vif ou Devine qui vient dîner, tire parti d’un superbe noir et blanc (valorisé par la copie proposée par L’Atelier d’Images), métaphore visuelle des tensions à l’œuvre. Encore trop méconnu sous nos latitudes, La Chaîne mérite d’être réévalué à l’aune de l’évolution du cinéma hollywoodien tant ses problématiques semblent plus que jamais d’actualité. Une réussite de plus pour un cinéaste qui, s’il a toujours réfuté le terme d’auteur, mérite bien mieux que le statut de faiseur pontifiant qu’on lui a injustement collé.
Disponible en Blu-Ray et DVD chez L’Atelier d’Images.
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