Connu pour ses œuvres engagées dans lesquelles il aborde des sujets aussi épineux que le racisme (Devine qui vient dîner…, La Chaîne), l’opposition entre science et créationnisme (Procès de singe), il serait réducteur de qualifier Stanley Kramer de cinéaste « à thèse ». Présent dans l’industrie hollywoodienne depuis les années 40, il officie d’abord en tant que producteur sur des films tels que Le Champion de Mark Robson ou Le Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann. Attaché à son indépendance, bien que sa compagnie soit affiliée à Columbia, il passe à la réalisation en 1955, à l’âge de quarante-deux ans et signe Pour que vivent les hommes, un drame mettant en vedette Olivia De Havilland, Robert Mitchum et Frank Sinatra. Il réalisera en tout et pour tout quinze longs-métrages pour le grand écran et quatre téléfilms jusqu’à son ultime The Runner Stumbles, sorti en 1979. Quatre après son coup d’essai, il jette son dévolu sur un roman de Nevil Shute, écrivain britannique au passé d’aviateur et d’ingénieur aéronautique, intitulé On the Beach. Adapté par le scénariste John Paxton (auteur de L’Équipée sauvage, entre autres), le long-métrage se situe en 1964 après qu’une guerre atomique ait ravagé la quasi-totalité de l’hémisphère Nord. Un sous-marin américain en quête d’une terre épargnée et dirigé par le commodore Dwight Lionel Towers (Gregory Peck) fait escale en Australie. Sur place, les habitants se préparent eux aussi à l’apocalypse, les retombées radioactives se rapprochant à grands pas… Récit de science-fiction teinté de mélodrame, Le Dernier rivage dispose d’un statut culte de l’autre côté de l’Atlantique mais demeure encore trop méconnu sous nos latitudes. Rimini Editions compte bien corriger cette injustice en proposant un combo Blu-Ray / DVD en HD (une première française), deuxième tome de leur nouvelle SF Collection, après Panique année zéro.
Long-métrage précurseur, On the Beach a connu une production et une exploitation pour le moins atypiques. Il fut l’un des premiers projets hollywoodiens tournés en Australie, alors que l’industrie cinématographique locale n’en est qu’à ses balbutiements, sans la collaboration de l’armée américaine qui trouvait le script trop antimilitariste. C’est finalement les forces australiennes qui fournirent le matériel nécessaire, comme le précise notre collaborateur Vincent Nicolet dans son interview présente en bonus. Une méfiance de la part du gouvernement yankee, dirigé par le très conservateur Dwight D. Eisenhower, qui ne sera pas atténuée par le choix des avant-premières. Le 17 décembre 1959, le film est projeté dans dix-huit capitales mondiales. Gregory Peck, acteur alors déjà stratifié (Duel au soleil, La Maison du docteur Edwardes) et très engagé politiquement, est même missionné à cette occasion afin de le présenter clandestinement à Moscou devant mille-deux-cents personnes. Le but est clair, mettre en garde les dirigeants internationaux contre le péril atomique. Bien qu’il fût un échec en salles au moment de sa sortie, Le Dernier rivage est devenu culte aux Etats-Unis. Maintes fois mentionné ou parodié (notre confère note même un clin d’œil dans le jeu vidéo Metal Gear Solid 3 : Snake Eater), il aurait, selon une rumeur persistante, eu une influence majeure sur John Fitzgerald Kennedy durant la crise des missiles de Cuba. Alors que l’équilibre de la terreur engendrait une crainte exponentielle de l’apocalypse, l’usage de la Bombe est perçu comme un acte absurde, conséquence d’une erreur humaine facilement évitable. La fin du monde est désignée comme un banal accident par Julian Osborne. Le scientifique cynique et désabusé, incarné par un Fred Astaire qui campe là son premier rôle non musical, a passé sa vie à avertir les pouvoirs en place de la menace, à militer pour une coexistence pacifique entre les Etats-Unis et l’URSS, en vain. Ce discours frontalement alarmiste, pas si éloigné de la satire de Docteur Folamour qui sortira cinq ans plus tard, peut probablement s’expliquer par le vécu de Nevil Shute. Ingénieur qui a travaillé à la création de matériel militaire, il a vu son frère mourir à seulement dix-neuf ans durant la Première Guerre mondiale. Un traumatisme qui a fortement nourri son œuvre et que Stanley Kramer, pourtant réalisateur de films de propagande lors du conflit suivant, retranscrit de la plus réaliste des manières.
Le monde touche à sa fin. L’Armageddon a eu lieu et les zones épargnées disposent d’un sursis de cinq mois, comme nous l’apprend une simple voix à la radio. Ce contexte ne nous sera dévoilé que plus tard dans le long-métrage, lorsque le sous-marin commandé par Dwight s’approche de la baie de San Francisco. Dans un silence de mort, tous les membres d’équipage défilent les uns après les autres pour observer à travers le périscope les dégâts sur la ville. Là, surgit une esthétique épurée du post-apocalyptique également à l’œuvre dans l’excellent Le Monde, la chair et le diable ou l’épisode pilote de La Quatrième dimension (Where Is Everybody ?), tous deux sortis la même année. Des rues désertes, vidées de toutes vies, finalement calmes, sans dégâts apparents, autant d’images fortes que Vincent Nicolet désigne à juste titre comme une « mort invisible », très éloignées de l’emballage pulp majoritairement en vogue dans la science-fiction des années 50. Cette manière de faire surgir l’extraordinaire dans l’ordinaire, comme l’évoque la traductrice Marie-Odile Probst, trouve son expression la plus singulière dans la manière dont Kramer filme une Australie pré-catastrophe, aux cités encore animées. Les habitants, privés d’essence se sont adaptés, roulent à vélo ou montent à cheval, certains continuent à faire de l’humour, à profiter de leur existence (Towers ne rêve que de manger un steak et boire un scotch), d’autres se tournent vers la religion. Pourtant, à y regarder de plus près, le temps y semble arrêté, les passants errent machinalement, tels des zombies, l’armée américaine, pourtant à la base du drame, paraît être la seule chance d’un salut illusoire et Dieu lui-même n’est d’aucune utilité, comme le souligne l’ironique plan de conclusion. Tous sont condamnés, résignés. Moira (campée par Ava Gardner) se demande même pourquoi la fin inéluctable prend autant de temps. Au cœur de ce destin funeste, que le film montre sans ambages, l’amour a néanmoins encore sa place et la romance s’infiltre peu à peu dans le récit.
Une scène réaliste, très factuelle, où la caméra mobile arpente les couloirs du sous-marin dans un plan-séquence pour dévoiler le quotidien des soldats, inaugure le long-métrage. Des hommes au travail, des dialogues composés de jargon technique : les personnages sont introduits au cœur de leur métier, dans une démarche quasi hawksienne, dénuée de tout affect. Ils sont ce qu’ils font, ni plus ni moins. Puis peu à peu, leur vie privée va être dévoilée, d’abord à travers le personnage de Peter Holmes, incarné par un Anthony Perkins débutant et pas encore iconisé en Norman Bates (Psychose sort l’année suivante). Jeune lieutenant qui vient tout juste d’être père, il est introduit dans une situation banale auprès de sa femme et de sa fille. Dwight quant à lui, meneur d’hommes rigoureux, se révèle traumatisé par la disparition de son épouse et de ses enfants restés aux Etats-Unis. Lui qui voyait son foyer comme un refuge, loin du tumulte de ses activités militaires censées garantir une sécurité, s’est retrouvé impuissant pour la première fois. Ce dernier reste obsédé par leur mort et continue de parler d’eux au présent. C’est au contact de Moira qu’il retrouvera un semblant d’envie de vivre. Incarnée par une Ava Gardner libérée de son contrat avec MGM et enfin libre de ses choix, la femme guérit peu à peu de son addiction à l’alcool au contact du commodore. Deux individus porteurs d’un vécu dramatique, loin de l’image des amants juvéniles tels que le cinéma hollywoodien les affectionne. Dans son adaptation, le scénariste John Paxton a ajouté un triangle amoureux glamour, liant Gardner à Astaire, qui est totalement absent du livre. Ce changement, sur lequel Marie-Odile Probst revient en détail, n’était certes pas du goût de Shute, qui a, à de nombreuses reprises, fait part de sa désapprobation, mais apporte néanmoins une inversion des rôles plutôt étonnante. Là où le trio, campé par des acteurs d’un certain âge, vivent, s’aiment, parlent de leurs rêves, voire les réalisent (en témoigne la course automobile), le couple formé par Peter et Mary Holmes, est déjà mort. Désespérés, ils n’hésitent pas à évoquer l’euthanasie comme seule solution, questionnement pour le moins moderne et inattendu. Chacun a des envies et des regrets que le cinéaste filme avec pudeur, souvent lors de longues prises, laissant toute latitude à ses acteurs. Aidé par la superbe photo de Giuseppe Rotunno (Le Guépard, Ce Plaisir qu’on dit charnel, Roma de Fellini), il décadre souvent ses plans, créant ainsi une sensation de malaise lors des moments intimes. Une manière de nous signifier que l’amour naissant ne sera jamais mené à bien, la menace est omniprésente. Condamnés d’avance, thématique constitutive du mélodrame, il pousse pourtant les protagonistes à vivre jusqu’au bout. Dans Le Dernier rivage, ce n’est pas tant l’issue inévitable qui importe que le sentiment d’avoir vécu pleinement.
Formidable drame d’anticipation, aussi férocement engagé que bouleversant, On the Beach méritait bien une édition digne de ce nom. C’est désormais chose faite grâce au master HD proposé par Rimini. Accompagné des deux passionnants entretiens évoqués précédemment, ce combo constitue un incontournable pour tout fan de science-fiction, et augure le meilleur pour l’avenir de la SF Collection lancée par l’éditeur.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Rimini Editions.
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