Il y a presque vingt ans, l’auteur de ces lignes, écrivant alors dans une feuille de chou lycéenne, se réjouissait d’un espoir fébrile, celui d’un retour du cinéma Italien par la voie du polar : le plutôt plat Romanzo Criminale (2005) de Placido, surtout le baroque Arrividerci Amore Ciao (2006) de Michele Soavi annonçaient ce réveil inespéré depuis la mort cérébrale au cours des années 90 – et par le genre, comme en Espagne ! Ce ne fut pas le cas, du moins en apparence : les voies de la résurrection sont bien retorses : la télévision fut en fait le vrai lieu du miracle. La télévision ! Celle que tout amoureux de Cinecittà a appris à honnir, qu’il tient pour responsable de l’assassinat d’un des plus grands cinémas du monde, – celle qu’il nomme RAI, trois petites lettres qui suffisent à invoquer le sourire du caïman Berlusconi. Mais ce n’est pourtant un mystère pour personne : ressusciter, c’est avant tout sortir du tombeau où l’on nous a jeté.

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C’est d’ailleurs la série lancée à l’issue du succès de Romanzo Criminale qui permit à Stefano Sollima, probablement le meilleur réalisateur italien de ces jours-ci, de faire ses armes, avant d’enchaîner avec le succès mondial Gomorra (2015-2018), elle aussi faisant suite au succès du film de Garrone, (et écrite par l’auteur du livre) et enfin sa meilleure, passée inaperçue, Zero Zero Zero (2019). Entre temps, Sollima aura su entrer dans le temple de la salle, avec l’aérien Suburra (2015) et le western brutal Sicario 2 (2017). Ce passage aux Etats-Unis n’est pas anodin : pour réveiller le polar italien, genre dont son père demeure un des jalons (La Cité de la Violence), Sollima s’est gardé d’en pasticher la touche granuleuse, la sécheresse quasi-documentaire, la nervosité hystérique propres aux années de plomb. Sans surprise, c’est le polar urbain américain qui lui a permis de trouver sa singularité : si leur nuit est aussi ténébreuse et froide que les plus sombres Fincher et Coen, si leurs conflits générationnels rappellent ceux de James Gray, Suburra et Adagio sont d’abord élégants, voire même rutilants, et empruntent la palette du Michael Mann de Heat (1995) plus encore de Thief (1980) et Manhunter (1986) : Ostie a des airs de Captiva Island, les néons, dans les boîtes de nuit bondées ou leurs abords, sont de feu ou de glace, et se reflètent sur les capots, – tout, dans la nuit, vire à une abstraction décuplée par un soin obsessionnel du cadre – ce que d’aucuns se sont vite plu à appeler du maniérisme – on leur rétorquera que le polar est maniériste depuis un demi-siècle.

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Pour ce qui est du récit, Sollima jusqu’à Adagio s’est évertué à peaufiner une narratologie qu’on désigne post-moderne, et dont on peut trouver la source dans les films choraux d’Altman, leur reprise dans les premiers Anderson, mais surtout, chez Soderbergh et Inarritu, leur application à des enjeux géopolitiques – immigration, et bien sûr narcotrafic. Cette forme de récit, qu’on pourrait nommer mondialiste, est d’abord elliptique, et invite assez ludiquement le spectateur à recomposer, par des tessons d’histoires disparates, le miroir entier d’un monde réticulaire, où le petit dealer des rues et le Vatican, le pirate de Somalie et le cartel Mexicain, le cultivateur de cocaïne Colombien et le djihadiste d’Afrique de l’Ouest participent tous d’un même système sans centre ni périphérie, dans un monde qui s’est rétréci et qui n’est plus défini que par ses flux – de drogues, d’armes, d’argent, d’humains – bref de marchandises… Ainsi, par un jeu de connexions à faire, l’ellipse savante et l’économie de dialogues, on intime au spectateur de comprendre les enjeux géopolitiques et les solidarités des corruptions, en définitive de se responsabiliser politiquement. La série de télévision s’est longtemps emparée de cette stratégie narrative, qui permet de confronter, sur la durée, de nombreuses forces en puissance – et c’est probablement au sein de Romanzo et Gomorra que Sollima l’a travaillée, et amenée à suivre les filaments les plus sordides du cancer des démocraties, jusqu’à Zero Zero Zero, incroyable synthèse de son travail sur le petit écran.

 Il prend cependant ses distances avec cette forme, dans ce dernier film. L’enjeu étant non plus le réseau déprimant qui sidère par sa complexité et son gigantisme horizontal, mais un simple adolescent, amenant par un minuscule désir de confort une confrontation entre la police corrompue et les truands d’hier, ceux de Romanzo Criminale, maintenant cacochymes ou cancéreux. Tous les points narratifs ne font que tourner autour de l’adolescent, discuter de lui, tenter de l’aider ou de le réduire au silence. En se libérant de sa forme, il n’oublie néanmoins jamais la maîtrise qui lui permet de cerner et faire vivre un foyer, un couple, une souffrance en un dialogue ou même un plan : deux échanges entre Cammello et son ex-femme, avec laquelle il vit en attendant la mort, et tout leur naufrage nous apparaît clair ; quelques plans dans l’appartement du flic véreux Vasco montrent les passions qu’il partage avec ses deux fils, leur misère relative, ses silences de père inquiet et ses tics de cuisine.

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Plus encore, grâce à cette traque plutôt minimaliste, étalée sur un jour et deux nuits d’incendie, Sollima s’autorise à concentrer son récit sur une de ses thématiques fétiches, qui est ici le cœur du film : la transmission et le conflit des générations. Jusqu’ici, ses jeunes gens étaient toujours des chiens fous qui remettaient en cause l’ordre du père, et par leur impudence emballaient le fragile équilibre du réseau. Le sanguin Aureliano « Numéro 8 » Adami, par un meurtre pulsionnel, enclenchait toute la catastrophe de Suburra, faisant s’effondrer le réseau vertical allant du Vatican jusqu’aux accords immobiliers et politiques pour transformer Ostie en nouvelle Las Vegas ; l’ambitieux et féroce Cirro, dans Gomorra, faisait éclater la vieille Camorra de Naples en une galaxie de factions lançant toute la ville dans une tornade de meurtres. A travers ce conflit, on devinait aussi la confrontation entre deux cinémas, celui de Sollima, et celui des aînés de l’âge d’or – dont le père…

 Rasé, bouclé à l’oreille, Manuel ressemble à s’y méprendre à Cirro et Aureliano – comme eux, il est mû par l’appétit d’un gain facile, – pur produit d’un univers suburbain déprimé, on le pense prêt à tuer – et pourtant tout dissemble : il est en fait, plus encore que ses aînés, la vraie victime du règne normatif de l’argent et de la consommation : stade terminal du cycle de Sollima sur les chiens de l’idéologie ultra-libérale, jamais à la hauteur de la violence du milieu – un aliéné sans la force. C’est ce que comprennent d’ailleurs très bien les trois vieillards mafieux, ceux-là qui ont été les maîtres de Rome quarante ans auparavant : à travers sa faiblesse s’articulent leur baroud d’honneur et leur rédemption. Aveugle, condamné par la maladie ou atteint de sénilité, ils auront droit à se lever une dernière fois, dépasser leur état mais surtout à transcender une vie sordide pour empêcher que leur horreur ne se perpétue inlassablement sur le plus faible.

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Car aussi sèche soit la violence chez Sollima – c’est d’ailleurs un des vrais points de jonction avec le cinéma de son père, et plus encore avec celui de Fernando di Leo – violence brute, sans afféterie, souvent sans musique, pur phénomène avec la pire cruauté qu’elle charrie – il y a tout de même chez lui une réminiscence de Salut. Une eschatologie, comme on le lit un peu partout – et c’est très vrai. Les signes de l’Apocalypse, de la contamination du Mal et d’une Parousie obligatoire abondent : Apocalypse décomptée à mesure que les verrous du système se craquellent dans Suburra ; pluie de cendres, vols d’oiseaux affolés, surtout un incendie néronien dans Adagio : nous autres, Européens du Sud, verrons bientôt notre monde brûler et tout cela répète ce que nous savions déjà, dans nos mythes ; il y a même des instants où l’on voudrait que le ciel se crève enfin pour régler les comptes, et cependant, il est toujours possible de croire à quelques petites valeurs, de celles qui font le panache. Le finale d’Adagio est la conclusion d’un cycle : alors que Rome est en flamme, celui qui s’est prostitué pour un artefact merdique de la technologie, qui en a joui quelques secondes avant d’en subir toutes les catastrophes, à l’épilogue en fait cadeau à un gamin – et quel gamin… Ce finale est la seule note d’espoir du cinéma de Sollima, exactement comme à l’issue de No Country for Old Men (2007), aussi atroce soit-elle, quand les mômes donnent leur chemise à Anton Chigurgh blessé – bien sûr le pire, bien sûr le salopard extrême, mais les mômes ne font pas la différence – dans ce geste dérisoire réside notre ultime espoir.

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Le meilleur film de Stefano Sollima, avec l’une des meilleures direction d’acteurs de l’année (Favino méconnaissable, Toni Servillo à contre-emploi, tout le casting est excellent), sort dans une indifférence polie une fois de plus sur la plate-forme, et malgré toutes ses ambitions esthétiques, n’aura pas l’honneur de la salle en France. Ainsi paye-t-on la chronologie des médias. On ne s’en insurge même plus, s’attristant de loin en loin pour un auteur condamné au petit écran. Le fait est que le film est exigeant, et que son public, populaire, a disparu. Quinze ans de films rationalisant et expliquant à chaque séquence leur scénario ne laissent pas le cinéma indemne : Dune de Villeneuve sort dans les cinémas Art-et-Essai de France sur le seul nom de son réalisateur. Revoir les deux Sicario est une expérience édifiante : Villeneuve nous prend par la main, nous pointe les salauds du doigt, ainsi nous rassure – même sa guerre des cartels est confortable ; le cinéma de Sollima ne nous explique jamais que penser des personnages, et son monde est celui d’une barbarie universelle… Il faut peut-être se résoudre au constat que c’est Villeneuve qui a gagné. La présentation minimale des personnages d’Adagio, en trois plans, la confiance en le spectateur pour établir des liens, la plastique formelle proche de l’école ténébriste, l’atmosphère déprimante qui embrasse le chaos du monde à venir, l’absence totale de morceau de bravoure – aussi atmosphérique était Suburra, la fusillade dans le supermarché offrait en tout cas un grand moment d’action, – et même ce climax, plutôt atone, pourtant en parfait accord avec le tempo Adagio,– tous ces partis-pris auront fini d’enterrer le film/contenu dans les limbes de l’algorithme. Un dernier exemple, qui en dit long : jamais, à aucun moment, Sollima ne nous explique ou laisse entendre que les trois mafieux ont été amis – tout juste comprenons-nous qu’ils ont fait un ou deux coups ensemble, quinze ans auparavant. Or, les surnoms des trois sont la clef : Polniuman, italianisation du nom de l’acteur américain, amoureux des courses de bagnoles, qui en 1977, lorsque nos trois mafieux commençaient leurs frasques, a fini second aux vingt-quatre heures de Daytona (surnom du père de Manuel) et fut longtemps sponsorisé par les cigarettes Camel (Cammelloest le nom du personnage de Favino). Une fois qu’on comprend cela, tout s’ouvre : les années de plomb, les motos et les voitures sur les photos de l’appartement de Manuel, bref une amitié autour du crime, de la vitesse, et peut-être même de la cinéphilie. Mais qui comprend cela ? Et surtout, qui peut parier que les spectateurs feront ce lien d’amitié à travers une référence aussi précise, aussi datée, sauf les fils de motards et les fans de vitesse – la photographie les montrant au bistrot tout sourire ne viendra qu’au générique de fin ? Il y a des exigences et des hauteurs aristocratiques qui, forcément, vous aliènent une partie du public, et il est une double tristesse de voir Sollima nous rappeler, avec la rage froide des condamnés, ce que fut le langage par l’image, au soir où le travail de sape sur le regard a déjà été fait. Adagio, in extenso.

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A propos de Timothée FAUQUE

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