Steven Moffat/Mark Gatiss – Sherlock (troisième saison) (Blu-Ray et DVD)

Enfin. Le retour du « Hat-man », autrement dit du Sherlock Holmes nouvelle génération, celui de Moffat et Gatiss. Lesquels ont retenu la leçon de l’écrivain Doyle, et par-là même du détective : « Nos idées doivent être aussi vastes que la nature pour pouvoir en rendre compte. ». Des idées, il y en a une bonne centaine ici, toutes éparpillées dans les rues de Londres, ne demandant qu’à être capturées, observées, décortiquées, avec l’oeil aiguisé du scientifique. Petit tour d’horizon d’une troisième saison exemplaire.

« Certains mystères méritent d’être résolus, et certaines histoires méritent d’être racontées » (The Sign of Three)

  Adaptation/Ambition/Sensations
 La notion de réécriture est un sacré fardeau : si adapter un mythe aux temps nouveaux permet de révéler l’intemporalité de celui-ci, il est souvent facile de sombrer dans les tares du clin d’œil facile, du fan service limité, de l’actualisation sacrilège, et a contrario, demeurer trop fidèle au matériau d’origine revient à lui vampiriser toute sa force, sa personnalité, son essence-même. Paradoxe, paradoxe…jeu de funambule d’autant plus risqué quand il s’agit de mettre au goût du jour l’un des parangons de tout un patrimoine culturel !

Steven Moffat et Mark Gatiss, eux, ont parfaitement assimilé ce qu’implique ce terme : la réécriture, et par extension l’adaptation, c’est faire en sorte qu’une fois le public et le scénariste « adaptés » au matériau d’origine (le grand Holmes, la voix méticuleuse de son créateur, Londres et son atmosphère) il ne reste plus au matériau qu’à s’adapter au scénariste, et l’œuvre intouchable se doit de risquer la profanation pour mieux être magnifiée. La complexité de la tâche est herculéenne : le grand écart est laborieux, entre compréhension instinctive des mots de feu Conan Doyle et nécessité de se démarquer de ses héritiers cathodiques contemporains, dans un monde télévisuel où l’enquête, le prodige mental et la déduction fulgurante sont devenus rois (House, The Mentalist, etc). Il s’agit de peindre au mieux l’art du passé sans se faire dévorer par un présent sous influences. Chaque série policière, ne serait-ce que par l’apport considérable du romancier envers la réalité de l’investigation scientifique policière, doit quelque chose à monsieur Holmes…

Alors comment expliquer la supériorité du show de la BBC ?

Elémentaire…

« Jouons à quelque chose d’autre ! » (The Empty Hearse)

Après deux saisons au succès public indéniable, où il s’agissait d’installer progressivement des codes visuels, un rythme et une esthétique au service d’une captation schizophrène des grandes valeurs d’une œuvre, entre respect studieux de l’original et « originalité », justement, entre timidité et outrances (cf le personnage de Moriarty), l’heure est désormais à la transcendance. Transcendance d’un concept, par la réécriture non pas seulement d’histoires, pas seulement par la modernisation high-tech ou la surenchère d’effets attribuant au mythe son vernis vingt-et-unième, mais principalement par la saveur toute particulière de l’introspection teintée d’humanisme. La plongée ne se fait plus uniquement au sein d’un esprit omniscient à l’arrogance jouissive et à travers les portes des mystères savoureux de la chambre close…elle s’assume enfin en tant qu’étude intériorisée et symboliste d’une légende.

Le sensationnel n’est plus accolé au déroulement très serial d’une enquête (rebondissements, suspens, cliffhangers, etc)… mais à cet élément majeur qui n’a jamais été autant mis sur le devant de la scène : l’homme. Sherlock Holmes fait rêver, galvanise, domine la foule, tel un justicier quasi spectral à la Fantômas…et pourtant, tout en conservant ce regard fasciné du monsieur tout le monde banal face à ce qui le dépasse, Moffat et Gatiss prennent le pari de retirer ne serait-ce qu’un temps le tweed pour mieux capter la chair et le sang du personnage-titre.

« Peux-tu seulement imaginer comment sont les véritables gens ? » (The Empty Hearse)

C’est alors au spectateur de se laisser guider, égarer, manipuler. Pensant ne percevoir, par le biais du premier épisode de cette saison, que la divinisation explicite de Holmes (Christ martyrisé, qui suite à sa résurrection fracassante finit, de sa parole biblique, par adoucir les maux moraux d’un Watson traumatisé, dont Holmes sera par ailleurs le Sauveur…), son iconisation plurielle (travesti en acteur le temps d’une blague au restaurant, metteur en scène d’un épisode en son entier jusqu’à la résolution logique de celui-ci, super-héros qui revêt son costume, nom dont la seule résonance se suffit à elle-même, etc) et sa rappropriation par le public (le vrai… et le fictionnel, vecteur de délires allant de l’interprétation homo au spectaculaire d’un actionner !), le spectateur découvrira que tout cela n’est qu’une facette du « trick », l’astuce du duo Moffat/Gatiss, délivrant un métrage aux sens aussi multiples que ne le sont les visages de l’être Holmes.

Les apparences sont trompeuses.

«Faites vos recherches. Je n’ai rien d’un héros…» (His Last Vow)

Divinisation/Démystification/Émotion
 

« Tu adores ça, pas vrai ? Etre Sherlock Holmes… » (The Empty Hearse)

Effectivement, cette magnificence n’est qu’un moyen de détourner l’attention. A dire vrai, la raison d’être de l’épisode n’est pas cette vocation aux délices métatextuels du retour du Héros…mais la tournure émotionnelle de l’entreprise. Le bouleversement narratif de la deuxième saison (cette fin !) n’était qu’un leurre : le S03E01 laisse le public contempler la même scène de chute, déstructurée…et remaniée. Changement de point de vue ! Ce n’est plus le saut dans le vide qui compte, le « comment », mais le « pourquoi », et par extension, la focalisation sur la seule victime de cette chute…c’est-à-dire, le Dr Watson. Fragile acolyte hagard face au cadavre ensanglanté de son meilleur ami, traumatisé par ce drame qui n’a plus rien de l’insouciance d’un tour de magie, Watson exprime la dramaturgie de la réalité brutale confrontée aux fantasmes plus grand que la vie, presque mystiques, personnifiés par son compagnon… La passion pour ce Sherlock sacralisé (l’on peut aisément parler de fanatisme…) se tait un moment, le temps pour le public de constater sa propre prétention à vouloir être Sherlock (c’est-à-dire : à vouloir comprendre le « comment » de l’affaire, depuis deux ans d’alanguissement spectatoriel) alors que, depuis le début, le point d’attache n’était autre que Watson…La vérité, raison d’être du climax de ce premier épisode, n’est pas purement scientifique, mais émotionnelle.

Une façon de rappeler, et ce sera l’un des fondamentaux de cette trilogie constamment sur le point de se casser la figure (mais ce n’est, heureusement, jamais le cas…), que la culture populaire (comics, histoires policières, et autres homologues ancestraux que sont les légendes, contes, mythes…) ne nourrit pas tant l’esprit par l’excitation du divertissement, mais par la richesse morale, philosophique, mentale, bref humaine, qu’elle libère…culture ne demandant qu’à être maniée et remaniée. Adaptée, réadaptée. Passé et présent.

« C’est, pourriez-vous dire…comme un visage du passé. » (The Empty Hearse)

L’émotion, c’est là le défi-même d’un divertissement courant perpétuellement du sur-homme Holmes à l’individu Sherlock, être polysémique devenu l’objet d’une riche auto analyse, passant de la mort à la vie, du fantasmagorique palais mental à la concision du réel, des couloirs tortueux de sa conscience à la difficulté bien réelle des rapports avec autrui. Portrait métaphorique, psychologique, social, où la construction d’une icône se peut se faire que par le biais d’un regard multiple, déphasé, circonspect, interrogatif : le nôtre.

Perception forcément ambivalente, où ce froid génie lucide et désabusé inspirant tant de fascination se fragilise enfin, hanté par une nemesis devenue inconscient freudien (Moriarty) se démystifie (le seul, l’unique Holmes, est face à…ses parents), quitte le seul fait de l’esprit et ce à travers les détails les plus triviaux (quelques petites chopes de bière…), rit, saigne, agonise, et doit affronter non seulement les périples « habituels » mais également la cruauté de l’ordinaire : se vantant bigger than life, Sherlock est celui qui, quand son complice trouve sa moitié, demeure l’antisocial, l’unité condamnée à « being Sherlock Holmes ». Même l’empathie, l’affection (envers Molly, par exemple) ne pourra le libérer de son statut…d’une curieuse manière, c’est la révélation liée à Watson (ce dernier comprenant qu’il ne peut aimer que des détraqués) qui permettra de consolider une union triangulaire forte (Sherlock/Watson/Mary), puisqu’uniquement composée de cas sociaux !

Et dans ce labyrinthe de possibilités scénaristiques, le spectateur se retrouve en proie à tous les doutes, la perplexité, la perdition, la quête de repères…surtout quand l’un des personnages principaux tombe le masque.

Multiplication/Humanisation/Relation

« Je ne sais pas qui tu es, ou que tu es censé être » (The Sign of Three)

Ce n’est plus le détective qui l’aborde fièrement, ce masque : chaque oripeau du mythe se retrouve par terre, et ne reste que la véracité de l’humain, dévoilée. La série est alors à l’image de son protagoniste, c’est-à-dire déviante et multifacettes : entre intimisme bienvenu et casse-tête chinois comme au bon vieux temps, entre confessions sentimentales où les personnages sont plus que jamais incarnés (tandis que Sherlock se réincarne) et où l’intrigue se fait volontiers aussi énigmatique et mathématique que le cérébral anti-héros, entre dérision insouciante et tragédie perturbante, c’est en se faisant le plus déroutant possible que le show Sherlock gagne incontestablement en valeur.

Chaque épisode est alors un puzzle qu’il faudrait remettre en ordre, un ensemble de vignettes éloquentes, et le seul qui, de son orgueil, pensera cibler le Détective, aura à peine le temps de constater sa fatale erreur. Charles Augustus Magnussen, double maléfique, achèvera alors de mettre à jour une autre facette de l’imprévisible Holmes, qui à l’intérieur de cette saison expérimentale, foutraque et foisonnante fut tour à tour gardien du peuple mystifié, pantin ridiculisé, marionnettiste brillant, rhéteur de talent, ami, revenant en quête d’humanité, junkie déplorable, source à psychanalyse et sociopathe hautement fonctionnel.

« Ils ont raison…vous êtes un vrai psychopathe. » (The Sign of Three)

Chaque dénouement n’est alors que superficiellement attaché aux affaires à tiroirs et autres enquêtes à twists, dans la mesure où les trois révélations de ces trois épisodes conduisent tous à la consécration d’une humanisation progressive: résolution des problèmes relationnels (The Empty Hearse) sous couvert de bombe factice, explication évidente du titre de l’épisode et de sa portée émotionnelle (The Sign of Three), et enfin illustration pratique radicale et non moins cohérente des visées malsaines d’un esprit, dont la perfection intuitive n’a d’égale que la teneur en psychopathie (His Last Vow). Si certains épisodes se sont gravés dans notre mémoire de thrillers addict (The Great Game, The Reichenbach Fall), ceux de la troisième saison sacrifient tout à une galerie de caractères sans qui l’histoire ne serait qu’artifice, prouesse terminale pour une série compilant alors toutes les qualités de l’adaptation…

Style visuel reconnaissable entre mille (et aussi frénétique que l’esprit de son protagoniste), modernisation dénuée de tout blasphème mais empreint de références nouvelles (il est plus que conseillé de mettre en parallèle Sherlock Holmes version BBC et un certain homme chauve-souris…), respect d’un personnage complexe de sa surface symbolique à sa vérité intérieure, détachement de toute réécriture institutionnelle et trop « sérieuse » au profit d’un ludisme parfois assimilable au pastiche (l’affaire du « client invisible »), et, par-delà les toiles arachnéennes que représentent ces histoires (essayer de saisir les intentions de The Sign of Three du premier coup pour voir !), la reproduction d’un mythe littéraire plus que jamais assumée comme création originale, où chacun prend chair et se retrouve non pas seulement lié au regard qu’on (le spectateur, le lecteur) porte sur lui, à quelques œuvres de papier, mais défini par le relation qu’il créé avec autrui, définitivement.

« La partie n’est jamais terminée. Mais il y a peut être des nouveaux joueurs maintenant. » (His Last Vow)

…Conclusion (?)

 

Cette troisième saison prend la forme d’un cercle, somme d’échos, de refrains, de ruptures, de retours-en-arrière incessants (chaque épisode en est empli !), de reflets dans le miroir, où le temps, par le biais d’idées formelles toujours aussi toniques, n’a jamais été aussi dilaté. Encore une fois, le personnage, son traitement, est à l’image de sa série. Si l’enquête nécessite les allers-retours dans le palais mental et par-là même la manipulation frénétique d’une frise temporelle, il en sera de même concernant la captation de ce Sherlock, qui de la mort (la fin) en reviendra à l’enfance (le commencement, Sherlock Holmes Begins en somme). Ainsi un troisième épisode-somme assure t-il ce voyage entre trépas et souvenirs enfantins,passé traumatique (Barberousse) et présent haletant, entre combats cérébraux adultes (Sherlock/Magnussen) et joutes verbales infantiles entre frères (Sherlock/Mycroft).

Entre le réel et le fantasme, le vulnérable et le divin, la mort et le revenant, il n’y a qu’un pas, et il s’agit de décrypter chaque image.

Cet ultime trait d’union est représentatif d’une saison où il s’agit de mettre en pratique le sport préféré de l’homme Sherlock: l’étude du genre humain. Et tout cela au sein d’un récit sur l’amitié, l’amour, l’empathie, le deuil, la dépendance, la manipulation, le génie et la résurrection.

Et l’énième rebondissement faisant office de point final n’en est que plus ambiguë, entre l’excitation d’une nouvelle aventure…et le caractère déceptif du trompe-l’oeil.

« Le Vent d’Est arrive… » (His Last Vow)

 

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A propos de Clément ARBRUN

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