Takashi Miike – « Ichi the Killer » (2001)

Dans l’œuvre pléthorique et fondamentalement inégale de Takashi Miike, Ichi the Killer constitue un sommet doublé d’une réussite majeure. Réalisé (notamment) entre le deuxième et le troisième Dead or Alive, il s’inscrit au cœur de l’une des phases les plus exposées de la carrière de son auteur, lorsque ses films trouvaient encore plus ou moins régulièrement le chemin des salles obscures (La Cité des âmes perdues, Visitor Q ou Audition, ont par exemple eu cet honneur). Malgré cette cote passagère, le long-métrage dut pourtant se contenter d’une sortie DVD dans l’Hexagone en 2006 soit cinq ans après sa réalisation. Adaptation d’un manga éponyme d’Hideo Yamamoto (à noter que la photographie est signée d’un homonyme) par Sakichi Satô (Charlie Brown dans Kill Bill Volume 1 et 2, scénariste de Gozu), il semble s’inscrire sur le papier dans la tradition du thriller criminel relativement classique. Le chef d’un gang de yakuzas vient de disparaître sans laisser de trace, emportant avec lui une grosse somme d’argent. Persuadé que son patron s’est fait enlever par une bande rivale, son bras droit Kakihara va laisser libre cours à ses instincts de psychopathe pour débusquer le coupable. Durant sa traque, le nom de « Ichi » est sur toutes les lèvres. Mais qui se cache derrière ce tueur solitaire aux méthodes aussi abjectes que celles de Kakihara ?

© Carlotta Films

Tourné en 16mm, restauré en 4K (dans une version approuvée par Takashi Miike), le film inédit en support haute-définition fait peau neuve et revient dans l’actualité grâce à Carlotta qui le propose en Édition Prestige Limitée incluant UHD + Blu-Ray + de nombreux Memorabilia (le programme japonais édité pour la sortie, la reproduction du ticket de cinéma japonais, une planche de 8 autocollants, une affiche). Ce projet qui pouvait ressembler en apparence à un nouvel avatar du polar tendance gangster post-Kitano par exemple, s’est avéré dans les faits un terrain de jeu rêvé pour le metteur en scène. Il trouve ici une matière lui permettant de pousser très loin ses obsessions et expérimentations filmiques, sans tomber dans une gratuité préjudiciable. L’introduction frénétique donne le ton d’une mise en scène sous ecstasy, multipliant très vite les séquences d’une violence à la limite du soutenable, introduisant ses différents personnages dans l’outrance et limitant les instants de respiration. Un peu comme si le Danny Boyle de Trainspotting ou le Winding Refn de Pusher (ou de Bleeder) rencontrait le Tsui Hark de L’Enfer des armes, tout en préfigurant le Torture porn. Loin du polar à la Johnnie To en vigueur à Hong-Kong à l’époque, à moins qu’il ne constitue sa relecture punk, bruyante et dégénérée… Dans cette succession de scènes introductives, il est intéressant de constater que Miike se décide véritablement à se poser seulement lorsqu’il intronise l’antagoniste Kakihara, d’abord de dos puis face au spectateur. Un anti-héros iconisé d’entrée, bénéficiant d’un traitement particulier de la part du réalisateur.

© Carlotta Films

Si le cinéaste nous étouffe immédiatement sous un flot d’images impactantes, il pose les contours d’un univers gore et extrême, véritablement hors normes. Expérience radicale, Ichi the Killer n’a pas la moindre considération pour la notion de bienséance à laquelle il adresse tout du long un fier doigt d’honneur. Provocateur assumé et artiste foncièrement fêlé, Miike trouve ici un matériau adéquat pour pousser au maximum les curseurs du trash et du mauvais goût, non sans une once d’humour. Certaines scènes, littéralement écœurantes, jouent avec les capacités de résistance du spectateur, partagé entre la nécessité de détourner le regard et le désir d’affronter malgré tout ce qui lui est infligé. Tortures inventives dans leur violence, sévices physiques (mutilations, démembrements…), chair martyrisée… Les corps (masculins et féminins) sont malmenés sans considération apparente avec une générosité rarement observée. La violence psychologique n’est pas en reste, humiliations verbales et manipulations sont aussi de la partie. Pourtant, derrière cette dimension choquante et éprouvante, la manière d’asséner un langage filmique outrancier comme une profession de foi, fascine et interroge. Il y a une part d’absurde évidente dans la démarche de ces personnages aux traits de caractères paradoxaux (notamment Ichi, on en reparle), une dimension de pieds nickelés chez d’autres. Une facette appuyée par des situations décalées à l’instar de la deuxième partie de la séquence de l’interrogatoire mêlant crochets, aiguilles et eau bouillante, observée laconiquement par deux hommes devant une petite télé. Surtout, se dessine peu à peu un double portrait, emmenant le film beaucoup plus loin que le simple exercice de style.

© Carlotta Films

Le microcosme criminel, observé avec cruauté et férocité, se fait l’allégorie d’un Japon sinistre, prisonnier de ses traditions archaïques, dont les pulsions les plus ignobles explosent à l’écran telle une irrépressible catharsis. Peinture d’une société dégénérée et amorale, la charge critique, aussi puissante qu’implicite, se nourrit du genre investi afin de le contaminer de toutes ses pores, se fondre dans son ADN comme un détail anodin. Surtout, à travers la figure de l’antagoniste, Kakihara, tueur sadique et masochiste, Miike trouve un formidable avatar, imprévisible et à sa manière inspiré, virtuose de la torture, à la recherche de défis à sa démesure. Face à lui, Ichi, grand enfant aux pulsions dévastatrices, machine à tuer passant d’un état émotionnel extrême à l’autre, d’une violence décomplexée à l’impuissance totale (au sens propre et figuré), de la froideur inquiétante aux pleurs abondants. Il incarne presque inconsciemment le vertige créatif et dévoile une autre facette de son auteur : celle d’un individu revanchard guidé par des intuitions dont il se croit maître, sans avoir la certitude d’être en pleine possession de ses facultés. Une chose est sûre, Miike, Kakihara et Ichi parlent un même langage : celui de la violence et ce dans une expression jusqu’au boutiste. Ichi the Killer n’est alors plus seulement l’œuvre paroxystique d’un fou furieux se livrant à tous les excès, mais aussi une introspection dérangeante, mal aimable et sans pudeur. Un must see à découvrir en connaissance de cause, c’est-à-dire à ne pas mettre entre toutes les mains.

Outre une excellente copie, irréprochable sur le plan de l’image et du son, Carlotta propose près de deux heures de suppléments. Un making-of, quatre entretiens (Takashi Miike, Alien Sun, Tadanobu Asano, Shinya Tsukamoto), un extrait du documentaire d’Yves Montmayeur, Miike et la manga génération, et la bande-annonce originale. Dans sa longue interview (plus de trente minutes), le réalisateur évoque de manière pragmatique les différentes étapes de la conception du film avant de laisser dépasser des considérations plus personnelles. Son rapport à l’imperfection dans son cinéma, son regard sur ses travaux ou son avis quasi nonchalant sur la violence d’Ichi The Killer. L’actrice Asian Sun, visage féminin d’un long-métrage très masculin, revient sur la dimension comique du film et son origine de manga, quand Tadanobu Asano évoque notamment le « relooking » nécessaire pour son rôle chaque jour de tournage. Sur Miike et la manga génération, le producteur non sans malice et provocation, parle « d’une histoire d’amour aussi émouvante que le Bambi de Disney ». Un ensemble de bonus instructifs à défaut d’être indispensables, pour une édition de très bonne facture saluant l’une des réussites les plus jubilatoires de son auteur.

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A propos de Vincent Nicolet

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