Père cinématographique de la saga James Bond (si l’on excepte le téléfilm Casino Royale réalisé par William H. Brown Jr en 1954, considéré comme un épisode non officiel), Terence Young a mis en scène trois opus importants de la période Sean Connery : James Bond 007 contre Dr No, Bons Baisers de Russie et Opération Tonnerre. Réalisateur prolifique de la fin des années 40 au début 80, il laisse derrière lui une filmographie aussi longue qu’éclectique, une productivité le reléguant davantage au rang d’honnête artisan que celui de cinéaste majeur. On lui doit par exemple trois longs-métrages avec Charles Bronson (Cold Sweat, Cosa Nostra et Soleil Rouge) début 70 ainsi que quelques réussites plus franches telles que Les Bérets Rouges (1954), Seule dans la nuit (1967) et L’Homme du clan (1974). En 1966, Triple Cross lui permettait de réinvestir le terrain du film d’espionnage tout en évoluant puisqu’il n’adaptait non plus un roman de fiction mais une autobiographie (The Eddie Chapman Story), celle d’Eddie Chapman, gangster anglais devenu agent double au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Une histoire vraie au potentiel cinématographique évident, transposée pour le grand-écran par un certain René Hardy, scénariste notamment du Bois des amants de Claude Autant-Lara. Comme l’évoque Frédéric Albert Lévy à travers l’unique supplément de l’édition proposée par ESC Éditions et Chrome Films, un mystère (jamais élucidé) entoure le passé d’Hardy quant à son rôle dans l’arrestation de Jean Moulin. Résistant avéré, le trouble demeure autour de son possible rôle de collaborateur, cette duplicité soupçonnée induit implicitement une confusion étonnante entre l’auteur et le personnage qu’il dépeint. Young, qui a régulièrement pu compter sur des distributions prestigieuses réunit ici, Christopher Plummer (tout juste sorti du triomphe de La Mélodie du Bonheur), Romy Schneider, Yul Brynner, Gert Fröbe et Claudine Auger. Le cambrioleur Eddie Chapman (Christopher Plummer) est arrêté à Jersey par la police anglaise et jeté en prison. Quelques années plus tard, la guerre éclate et l’armée allemande envahit l’île. Décidé à sortir de prison, il propose ses services à l’Occupant et devient agent des services secrets allemands. Parachuté en Angleterre, il prend contact avec les services secrets britanniques et s’introduit habilement dans les rangs locaux. C’est le début de la formidable odyssée d’Eddie Chapman…
Sans préliminaires, Terence Young’s Triple Cross (le film s’annonce de cette façon) démarre sur un rythme effréné visant essentiellement à caractériser son protagoniste en réduisant au minimum les dialogues et en privilégiant l’action pure. Héros classieux et flegmatique, maîtrisant parfaitement son mode opératoire, il multiplie irrésistiblement les coups sur un laps de temps restreint, le tout orchestré sur le plan de la réalisation avec une efficacité redoutable. Ce prologue inspiré bénéficie de vraies trouvailles visuelles à l’image des explosions utilisées en tant que transition de montage, comme si le cinéaste se laissait intelligemment absorber par son personnage pour affûter sa mise en scène. Cette fluidité première marque pourtant le pas dès lors que l’intrigue se met en place et tend à se développer. La forme quasi feuilletonesque privilégiant le charme immédiat, le divertissement malin s’oppose à une matière plus ambitieuse, que ne parvient (ou ne cherche) pas à exploiter pleinement Terence Young. Eddie Chapman, homme sans idéaux (« Je préfère vivre pour l’Allemagne que mourir pour l’Angleterre »), à la fois malin, culotté et imbu de sa personne, n’aspire fondamentalement qu’à un objectif : « jouir des belles choses ». Ainsi, le climat de Guerre Mondiale devient davantage une toile de fond avec laquelle il faut composer, qu’un véritable vecteur de tension ou de réflexion. Il est d’ailleurs amusant de constater que deux des séquences les plus impressionnantes et intenses (également parmi les moins distanciées dans l’approche), s’avèrent être des mises à l’épreuve subies par Chapman. Le réalisateur se révèle alors brillant pour crédibiliser des simulacres, tandis qu’en dépit des enjeux, règne le plus souvent une ambiance (trop) décontractée, en décalage avec la période dépeinte. Par exemple, dans l’intimité du héros, « Heil Hitler » devient un sujet de plaisanterie avec l’une de ses conquêtes. Toutefois, cette désinvolture n’est pas totalement vaine, elle vient traduire en creux l’absurdité d’un conflit qui contamine peu à peu ses acteurs, usés voire perdus entre des consignes de plus en plus contradictoires et la difficulté à se projeter sur un éventuel après-guerre. On pense notamment à ce dialogue étonnant entre l’agent double et le Baron Von Grunen (Yul Brynner) se définissant l’un et l’autre comme des pacifistes. Un propos qu’il est permis d’interpréter telle la position personnelle de Young, lui-même parachutiste pour l’armée britannique (il faisait partie du régiment des Irish Guards) durant la Seconde Guerre Mondiale.
Réalisé en pleine guerre froide (un contexte déjà effleuré par le réalisateur à travers les aventures de l’agent 007), Triple Cross, outre la dimension plurielle de son protagoniste, opère une fusion entre deux tendances du cinéma d’espionnage. Si sa nature autobiographique l’oriente théoriquement vers le réalisme de films tels que L’Espion qui venait du froid ou Ipcress, danger immédiat, les péripéties rocambolesques l’amènent à davantage tutoyer l’irréalisme d’un James Bond. Une dimension dont semble avoir pleinement conscience Terence Young qui n’hésite pas à rapprocher son long-métrage de la célèbre franchise, en invoquant discrètement certains motifs emblématiques, comme s’il s’agissait pour lui d’un terrain de jeu à exploiter. La séquence de formation d’Eddie Chapman au sein des services secrets allemands rappelle étrangement l’espace de travail de Q (le monsieur gadget) au MI6, tandis qu’a plusieurs reprise la silhouette de Christopher Plummer (lequel livre une composition réjouissante) se confond avec celle de Sean Connery, du costume à la coiffure. De même, le baron Von Grunen, affiche une troublante ressemblance physique avec Ernst Stavro Blofeld, méchant récurrent de la saga, intronisé dès les opus de Young (même si, son visage n’apparaissait pas encore, ce ne sera le cas qu’en 1967 pour On ne vit que deux fois). Lien plus direct et évident, le choix de Claudine Auger (révélée l’année passée grâce à Opération Tonnerre) afin de camper Paulette, l’une des deux amantes de Chapman. Ce personnage moins présent à l’écran que sa « rivale » incarnée par Romy Schneider, a néanmoins la préférence du héros et par extension du metteur en scène. Ce dernier abandonne à son contact toute forme de dérision, à l’image de ce court instant où sa caméra se focalise sur le visage de l’actrice, seule, triste et horrifiée, pendant que l’action reléguée hors champ n’est perceptible que sur le plan sonore : la dureté de la guerre ne sera jamais retranscrite avec autant de violence et de véracité que lors de ces quelques secondes. Plus tard, c’est l’agent double lui-même qui tombe le masque, cessant son numéro de charme et peinant à dissimuler sa déception en découvrant que la jeune femme est désormais mariée. Ces partis-pris succincts et aléatoirement répartis, dévoilent un soupçon de personnalité que ne manifeste qu’aléatoirement un metteur en scène, préférant se cacher dans la peau de l’habile faiseur. Un choix discutable qui contribue à faire de ce Triple Cross un divertissement certes toujours plaisant, mais plus commun que ce à quoi il pourrait prétendre.
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