Après le succès de son culte Brazil, l’ancien Monty Python Terry Gilliam connaît un échec cinglant avec Les Aventures du baron de Münchausen. Produite par Columbia Pictures, l’adaptation du roman de Rudolf Erich Raspe multiplie les mésententes entre le cinéaste et le studio durant le tournage et n’engrange que huit millions de dollars de recettes sur le sol américain pour un budget de quarante-six millions. Cette déconvenue crée une certaine méfiance des majors à l’égard du metteur en scène, et réciproquement. Ce dernier se voit pourtant proposer par Warner Bros la réalisation de Robin des bois, prince des voleurs, qu’il décline et qui échouera finalement à Kevin Reynolds. Au même moment, un projet commence à faire parler de lui à Hollywood. Un temps confié à James Cameron (alors trop pris par la préproduction de Terminator 2), le scénario de The Fisher King est l’un des premiers scripts signés Richard LaGravenese (futur scénariste de Sur la route de Madison, Et au milieu coule une rivière, ou le très bon La Petite princesse d’Alfonso Cuarón). Après que son nom ait été soufflé à TriStar par Robin Williams, Gilliam se retrouve propulsé aux manettes de ce qui est sa première expérience purement américaine. Le film raconte l’histoire de Jack Lucas (Jeff Bridges), célèbre animateur radio, arrogant et prétentieux, qui voit sa vie détruite après avoir involontairement poussé un auditeur à commettre un massacre. Trois ans plus tard, alors qu’il est au plus mal, il est passé à tabac par des voyous. Surgi de nulle part, Parry (Robin Williams), un clochard exubérant, lui sauve la vie et lui annonce qu’il est l’Élu qui l’aidera dans l’aventure de sa vie : la quête du Graal. Récompensé du Lion d’argent à la Mostra de Venise et de l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour Mercedes Ruehl, le long-métrage est désormais disponible dans un superbe digipack Blu-Ray / DVD édité par Wild Side. Retour sur une œuvre duelle, terriblement personnelle et intime, qui doit en réalité son succès à ses deux auteurs.
Formellement, The Fisher King transpire le style de Terry Gilliam par tous les pores. Des plans décadrés à l’emploi du grand angle, en passant par les innombrables contre-plongées écrasant les personnages sous l’immensité des bâtiments, les gimmicks visuels chers au réalisateur de Las Vegas Parano et à son fidèle chef op, Roger Pratt, sont tous au rendez-vous. Les bruitages de cartoon qui accompagnent certaines actions de Parry renvoient au passé de dessinateur du cinéaste, et il est difficile de ne pas songer au samouraï géant, Némésis du héros orwellien de Brazil, à la vue du Chevalier Rouge, funeste et majestueux antagoniste. Et pourtant, exceptées ces idées graphiques (dont la très jolie scène de danse dans le hall de Grand Central ou ce clin d’œil aux architectures d’Escher), le récit et ses thématiques doivent tout à Richard LaGravenese, d’après Gilliam lui-même. La description d’un monde déshumanisé et bureaucratique, où chaque individu est à deux doigts de sombrer dans la folie, pourtant obsession du metteur en scène depuis les sketches des Monty Pythons, est donc bien issue de l’imaginaire du scénariste. Dans l’interview menée par Albert Dupontel présente en bonus, l’auteur de Tideland confesse qu’il n’a jamais lu de script qui retranscrive aussi bien ses propres pensées. Une osmose parfaite semble effectivement s’opérer entre les deux hommes, pourtant d’apparence diamétralement opposés. Une même approche mythologique calquée sur le schéma « campbellien », un même amour pour le conte de fées, qui se double d’une vision politique acerbe opposant le New York des nantis, à celui des bas-fonds. Les SDF que côtoie Jack, dont certains s’avèrent être d’anciens traders, renvoient au premier film écrit par LaGravenese, Rude Awakening, et ses hippies devenus yuppies au fil des années. Ici le chemin se fait à l’inverse, la rue se remplit de victimes des années fric et du reaganisme, alors sur le point de toucher à sa fin. Autre profil détruit par le système, le vétéran incarné par Tom Waits (futur diable de L’Imaginarium du docteur Parnassus) qui déclare que les passants lui font l’aumône pour ne pas avoir à le regarder. Enfin, l’excentrique clochard fan de cabaret incarné par un excellent Michael Jeter, porte en lui tout le deuil et le traumatisme de l’épidémie de sida (« J’ai vu tous mes amis mourir »). Une passion pour les laissés-pour-compte, les misfits (influence probable pour Dupontel et son Enfermés dehors), qui a probablement séduit Debra Hill, collaboratrice de John Carpenter et productrice du film. Certes The Fisher King a tendance à tirer un peu trop sur la corde, son long détour vers la comédie romantique et ses codes, finit par alourdir le rythme. Néanmoins son recours à l’artificialité pure (au travers des visions de Parry) demeure génératrice d’une émotion certaine qui rattrape le spectateur quand il s’y attend le moins. L’imaginaire est vecteur de sens et éclaire sous un jour nouveau la brutalité de l’existence. Le réalisme poétique porté par Marcel Carné (et vanté par Alain Jessua dans le livre de Frédéric Albert Lévy présent dans cette édition), se pose alors en horizon indépassable pour le cinéaste et son scénariste. Les deux artistes se partagent la paternité du long-métrage, véritable hydre à deux têtes qui trouve sa meilleure représentation dans le duo de personnages principaux : Jack et Parry, eux-mêmes reflets de la personnalité de Terry Gilliam.
Même si le film ne se résume pas à son duo d’acteurs (Robin Williams évoque dans son interview en bonus, l’esprit de troupe qui régnait sur le plateau), difficile de ne pas percevoir la proximité que tous deux partagent avec le cinéaste. Un simple plan sur une bouche près d’un micro, Hit the Road Jack en fond sonore : ainsi est introduit le protagoniste. Son visage hors champ ou masqué derrière des lunettes noires, quand ce n’est pas uniquement son ombre qui est visible, l’animateur se laisse désirer et n’apparaît « à découvert » qu’une fois à l’abri dans sa luxueuse limousine. Connu du grand public à travers sa voix, il est alors sur le point de jouer un rôle dans une série télé. Il entretient un rapport compliqué avec sa propre image qu’il dissimule derrière son relatif anonymat brandi comme un bouclier. Jack s’occupe des problèmes intimes de ses auditeurs, les insulte avec cynisme, exprimant ses émotions par des samples et des bruitages, pensant impunément que les mots n’ont pas d’impact. Approche très moderne et visionnaire d’une liberté d’expression que les réseaux sociaux ont déresponsabilisée. Tel le héros de l’excellent Talk Radio, il réalise bien vite que ses paroles ont pourtant un poids, et surtout des conséquences dans le monde réel. Gilliam n’a jamais tu ses idées politiques libertaires. Lucas, quant à lui, bien à l’abri dans sa vie confortable, se pose en héraut d’une lutte des classes acharnée et violente, une haine des élites que les événements renverront à une inconscience pure et simple. Se croyant au-dessus des lois et de la morale, il souffre, de plus, d’un égocentrisme évident (« Dieu merci, je suis moi ») qui sera la cause de sa perte. Les plans zénithaux le dévoilant dans sa cabine d’enregistrement sont évoqués par le cinéaste comme les images d’un démon tout-puissant présidant les enfers. Bien qu’inspiré d’Howard Stern, difficile de ne pas saisir là l’aveu de mégalomanie de la part du metteur en scène qui n’hésite pas à faire apparaître des affiches de Brazil et des Aventures du baron de Münchausen dans un vidéoclub. Une manière d’inscrire son récit dans une réalité où ses longs-métrages sont d’ores et déjà cultes. Unique membre des Monty Pythons d’origine américaine et non britannique, le réalisateur semble parler à travers la bouche de son héros lorsque celui-ci déclare que « L’Amérique ignore tout de l’humour », qu’il met Walt Disney et Adolf Hitler sur un pied d’égalité, ou lorsqu’il tacle les comédies avec Goldie Hawn et Chevy Chase. Il souhaite visiblement régler ses comptes avec les Etats-Unis et ses figures populaires, qu’il a toujours fustigés, mais vers lesquels il se retourne pourtant (cyniquement ?) de temps à autre. Une crise d’ego qui pourrait devenir trop envahissante, si la peinture de cet individu ironique et blasé ne se doublait pas d’une quête de rédemption et d’une renaissance presque naïve. En basculant dans le monde de Parry, en revêtant même son « armure » lors du climax, Jack fusionne symboliquement avec l’autre facette de son créateur et démiurge, Gilliam.
Dans son entretien avec Albert Dupontel, le metteur en scène distingue les personnages de Jeff Bridges et Robin Williams par leur habitation. L’un vit dans un immeuble high-tech, symbole de son rejet du passé, du monde d’avant, quand l’autre réside sous terre : il est déjà mort et doit être ramené à la vie. Cette description dessine déjà en creux toute la tragédie de Parry : il n’est plus de ce monde. Il est déjà dans un ailleurs, un au-delà fait d’éléments de conte de fées (le « little people » avec qui il dialogue), de discussions scatophiles et de quête d’aventures. Richard LaGravenese aborde dans l’ouvrage de Lévy, le concept jungien et initiatique de la légende du Graal (échouant in fine à Jack); Gilliam, lui, s’identifie à cet homme, bercé par ces mythe, par sa fragilité, son attitude déconnectée et marginale. Si l’animateur radio symbolise son aigreur professionnelle, son antiaméricanisme chevillé au corps, l’ancien professeur devenu SDF (amusant lorsque l’on connaît le passif universitaire de certains membres des Monty Pythons) serait son pendant idéaliste et rêveur. La réalité et les songes, le public et l’intime, les deux visages du cinéaste se retrouvent ainsi matérialisés à l’écran. Williams, excellent dans un numéro de cabotinage dont il avait le secret, surgit dans le long-métrage lors d’un écho évident aux chevaliers de Sacré Graal (peut-être un modèle de création libre et sans entraves pour le réalisateur) en même temps qu’à l’ange Clarence de La Vie est Belle de Frank Capra. Celui qui interprétait le roi de la Lune auprès du Baron Münchausen, devient ici une sorte de Jiminy Cricket (nombreuses références à Pinocchio parsemées tout au long de l’intrigue), élément perturbateur dans la vie de Lucas en même temps que conscience qui va réveiller les restes d’humanité enfouis sous son cynisme. Un coup du hasard (ou du destin), le même qui changea un Tuttle en Buttle au début de Brazil, ou qui fera du tournage d’une adaptation de Cervantes, un véritable enfer, scelle le sort des deux individus. Traumatisé par la mort de son épouse, à la gloire de laquelle il érige un autel, renvoyant aux nombreuses chapelles sacrées de la légende arthurienne, Parry guette le moindre signe qui le mènera jusqu’à son but, quand bien même celui-ci viendrait d’une photo d’Architecture Magazine. Une manière de réenchanter le réel chère au metteur en scène, qui le place comme un descendant direct de Don Quichotte, héros obstiné et obsessif qui parcourt toute la filmographie de Terry Gilliam. Alors en pleine ascension après les succès de Good Morning Vietnam et du Cercle des poètes disparus, le comédien apparaît d’ailleurs la même année sous les traits de Peter « Banning » Pan dans Hook de Steven Spielberg. Une autre histoire d’âme d’enfant ensevelie sous les décombres d’une vie d’adulte tristement terre à terre. The Fisher King, sous ses atours de nouvelle plongée dans les récits chevaleresques de la Table Ronde, demeure l’un des plus beaux films de son auteur, coincé entre ses illusions de conteur et les contraintes d’un système au sein duquel il ne s’épanouira jamais vraiment. Porté par un casting impeccable, il se pose en objet fragile, aussi imparfait que bouleversant.
Saluons le travail de Wild Side qui, en plus de proposer un master HD sans défaut, nous offre une édition riche en bonus. Aux interviews précédemment évoquées, s’ajoutent des vidéos d’époque de répétitions, et d’essais costumes, entre autres. Mais la cerise sur le gâteau demeure le livre Knight and The City de Frédéric Albert Lévy, reprenant la forme d’un manuscrit médiéval orné d’enluminures. L’ancien critique à Starfix revient en détails sur la difficile gestation du projet ainsi que les influences revendiquées par Gilliam et LaGravenese.
Disponible en digipack Blu-Ray / DVD chez Wild Side Video.
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