Méfions nous des a priori. La simple lecture des titres contenus dans le coffret HK Femmes Criminelles laisse il est vrai moins présager des trésors de richesse et de complexité que de pures curiosités propres à éveiller un intérêt à la fois curieux et sceptique. L’accroche racoleuse évoque le pan le plus Z du cinéma d’exploitation des années 70, à l’instar des films de cannibales italiens, destinés à un public ciblé, avide de sensations fortes et plus apte à flatter les bas instincts qu’à stimuler l’intellect…. Mais les apparences sont parfois trompeuses car derrière des œuvres dites mineures peut parfois se cacher un art novateur, dilettante, marginal et irrévérencieux, surtout quand le cinéaste s’appelle Teruo Ishii.

L’enfer des tortures (copyright HK video)

 

Car Vierges pour le Shogun, L’enfer des tortures, et Orgies sadiques de l’ère Edo valent bien mieux que la légende qui les entoure. Le culte qui s’est établi autour de cette série est lié à la fois à un parfum de souffre et une attirance un peu malsaine pour les exactions, les tortures qui y seraient montrées. Intrigués et quelque peu craintifs de ce qui nous attend, nous nous y plongeons, entre répulsion et attirance perverse. C’est d’ailleurs sur ce terrain même de l’ambiguïté qu’excelle le cinéma de Ishii. Mieux, ceux qui alléchés espèrent y trouver un contenu à la hauteur de leur réputation de sang, de sexe et de martyres, risquent fortement d’être désappointés voire de s’y ennuyer. Car à l’arrivée l’innommable tant appréhendé n’arrive pas vraiment, si l’on excepte le dernier volet d’Orgies sadiques de l’ère Edo , monument de sadisme surréaliste tout aussi abominable que magnifique. Ishii joue justement remarquablement avec les attentes du spectateur, le trompe en utilisant finalement avec mesure et parcimonie sa violence, augmentant d’autant plus le choc de son intervention.

Vierges pour le Shogun (copyright HK video)

Certes le cinéma de Teruo Ishii s’inscrit clairement au sein du cinéma d’exploitation et de toutes les figures imposées qui l’accompagnent, mais cet univers lui sert surtout de laboratoire pour laisser libre court à un déchaînement des formes dans lesquelles il échafaude des thématiques qui lui sont propres, le lieu de la contrainte devenant ainsi le meilleur endroit pour y cacher la singularité. Si le formidable Female Yakuza Tale s’apparente indéniablement au pinku violent (un sous genre du « pinku » désignant lui-même le film érotique japonais), les trois œuvres ici présentes appartiennent à la vogue de la torturesploitation, prétextant l’horreur de périodes historiques obscures pour alterner supplices, viols, autres exactions, et séquences érotiques, avec, en ce qui concerne le Japon, une prédilection pour le bondage. Ajoutons que le Japon n’est pas le seul à illustrer ce sous-genre puisqu’aux figures de shoguns pervers répondent en Europe celles des inquisiteurs lubriques dans diverses petites productions italiennes, espagnoles voire allemandes, blasphématrices et provocatrices.

Vierges pour le Shogun (copyright HK video)

Pourtant, force est de reconnaître que les films de Ishii, à l’arrivée, ne correspondent absolument pas à tous les clichés qu’ils véhiculent. C’est probablement ce qui le différentie d’un Norifumi Suzuki qui, malgré la force de sa stylisation et la puissance de sa transgression, ne sortira jamais du cadre du cinéma d’exploitation. En réalité Ishii trouve moins son unité dans cette illustration d’un genre que dans son appartenance à un mouvement plus marginal, pour ainsi dire plus littéraire, l’eroguro qui, comme son nom l’indique combine l’érotisme au grotesque et entremêle sexe et macabre le plus souvent dans un art orgiaque de la grimace, du masque, du charnel et du sang comme reflet de l’âme humaine. Si l’instigateur le plus officiel de cette tendance demeure Edogawa Rampo, qu’Ishii adaptera d’ailleurs plusieurs fois (en particulier avec le fabuleux Horrors of malformed men), il puise ses racines picturales plus profondément dans l’Art japonais, jusque dans les estampes les plus dérangeantes d’Hokusai.

Orgies sadiques de l’ère Edo (copyright HK video)

Vierges pour le Shogun, le premier film de cette trilogie, est en apparence le plus sage et le plus classique, bien que sa quasi absence de violence dissimule une perversité rentrée, une cruauté psychologique très forte. Ce mélodrame désolant évoque le destin d’un Shogun ayant à sa libre disposition des milliers de femmes ne devant connaître que ce seul homme. Entre jalousies, complots, et trahisons elles cherchent toutes à lui appartenir en s’écrasant l’une l’autre. En adepte du trompe l’œil Ishii ne fait pas du Shogun un bourreau mais un homme triste, désespéré, manipulé, broyé sous le poids de sa place dominante et de son autorité, aveugle à l’amour pur qui lui est offert avant de sombrer dans la folie. Le seigneur et maître devient le pion sur son propre échiquier, une marionnette de la féodalité.

L’enfer des tortures (copyright HK video)

L’enfer des tortures immerge plus nettement dans la thématique sadienne en évoquant le sort d’une jeune prostituée tombant sous l’emprise de deux tatoueurs rivaux, se combattant et se vengeant l’un l’autre par l’entremise de son corps qui les obsède. Ishii met en place un formidable dispositif symbolique placé sous le signe de la dualité, dans lequel les adversaires s’opposent comme le Bien et le Mal, la lumière et les ténèbres, l’un s’adonnant à des tatouages de représentations diaboliques, l’autre des images presque célestes, chacun tentant d’attirer la jeune femme dans leur versant respectif. Au centre de cette lutte : le corps de la jeune femme, tatoué, re-tatoué, tailladé, malmené et/ou aimé. La peau devient le terrain de jeu et de vengeance, à la fois support artistique, spirituel et charnel dans lequel la quête est celle de la beauté transcendée ou bafouée. Curieusement, en maître (ironique) du simulacre, Ishii ouvre et ferme L’enfer des tortures sur un générique gorissime (l’enfer du titre est peut-être là, car la vision grotesque horrible est proche d’un jugement dernier) d’exactions faites sur des femmes, et qui déteint curieusement avec l’unité générale d’un film, finalement peu complaisant dans sa violence. Ishii est ici dans une apogée visuelle qui culmine dans ses couleurs, du noir sublime duquel émerge la peau blanche, aux rouges flamboyants des teintures ou du sang. Avec ses cadrages géométriques, L’enfer des tortures est une magnifique œuvre d’enfermement, étouffante, soutenue par des travellings de pièce en pièce dans des demeures labyrinthiques, baignant dans des teintes presque surnaturelles.

Orgies sadiques de l’ère Edo (copyright HK video)

Orgies sadiques de l’ère Edo reste incontestablement le plus frénétique et dérangeant des trois. Il présente trois histoires différentes reliées par le personnage d’un docteur témoin du drame de trois femmes victimes de la domination masculine, comme témoin de son époque. Amoureuse et manipulée par l’homme qu’elle aime, l’une accepte de se laisser prostituer et connaîtra une fin tragique. L’autre après avoir été violée et séquestrée par un être défiguré ne trouve plus le plaisir qu’avec des êtres difformes. Mais c’est la dernière histoire suivant la folie d’un shogun sadien prenant plaisir à torturer les femmes et à organiser des spectacles orgiaques et sanglants qui demeure le plus extrême, le plus expérimental aussi, hallucinant dans son baroque et ses fulgurances visuelles… On nage une nouvelle fois dans l’univers presque surnaturel du divin marquis : représentation en vase clos, hors du monde, de maitres et d’esclaves. Eros danse avec thanatos dans une sarabande sanglante poussé à son comble. Ishii se lâche littéralement dans un cinéma déviant qui brise les tabous de l’inceste, du viol, ou de la naissance … Il filme le sexe dans l’horreur et avec Orgies sadiques de l’ère Edo c’est incontestablement du côté de Georges Bataille qu’il faut se tourner, dans sa fascination pour les rituels sacrificiels et une transgression qui confine au sacré. On se demande même si la scène dans laquelle des femmes – habillées en rouges avant de se dénuder – sont livrées en pâtures à des taureaux déchainés ne lui fait pas directement référence (on se souvient de l’intérêt de Bataille pour la corrida). Ishii ose ici la beauté de l’innommable et, dans une esthétique inouïe, fait de la peinture avec du sang. Se terminant dans les cris, les regards hallucinés, le feu salvateur, entre folie homicide, tragédie et cataclysme, il finit par évoquer Edgar Poe, prenant ainsi l’allure d’un conte gothique dégénéré.

Orgies sadiques de l’ère Edo (copyright HK video)

Ishii reste un grand artiste méconnu qui emploie le genre comme un outil, un creuset d’expériences visuelles nouvelles et de contre culture, un peu à la manière de certains cinéastes bis italiens qui révélaient une innovation constante à l’intérieur même de la contrainte, révélant l’auteur, le créateur là où on l’attend le moins, à l’intérieur d’un art souvent qualifié de mineur et que l’on commence à peine à reconnaître à sa juste valeur.
Le cinéma de Ishii se place sous le signe de l’étrangeté, de l’ambivalence et du paradoxe. D’un côté, force est de reconnaître qu’il s’agit d’un cinéma d’homme pour un public masculin avec ses scènes obligées archétypiques et une tentation de choquer et d’émoustiller, d’autre part il dépasse très nettement les figures imposées pour faire émerger une véritable dimension féministe. Cinéaste sadien, il expose la douleur de la femme, simple victime ou future vengeresse mais ne se mettant jamais du côté du bourreau. En cela il rappelle énormément Franco qui lui aussi montre l’Acte mais se met toujours du côté de ses héroïnes.

Aussi ses « films de torture » vont bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer d’un pur spectacle d’accumulation car ils tentent de concilier l’inconciliable, en mariant le beau et l’inconcevable. Les scènes de bondage en contre plongée, de liens attachés dans des figures contorsionnées suscitent autant le rejet que la fascination pour la beauté chorégraphique. Le sang coulant le long de la peau blanche ou la vision des visages douloureux procure la même sensation antinomique. C’est un choix esthétique dont se souviendra indéniablement Maruo (un autre chantre du manga eroguro) dans sa capacité à générer la nécessité d’un certain recul face au choc du spectacle présenté tout en inspirant la sensation de magnificence visuelle, souvent au même instant. Ishii interroge en cela l’essence même de l’Art. Il exclut la notion de morale pour s’attacher exclusivement à la recherche formelle. On peut donc « tout montrer » du moment que l’on explore la « manière de le montrer ». Cinéma extrême bien entendu avec des moments difficiles à supporter, mais cinéma qui va bien au delà. Génial, novateur et qui passe les années avec un incroyable brio.
Cronenberg avant l’heure, Teruo Ishii ne cesse de sculpter la difformité humaine, extérieure ou intérieure. Malformation, visages défigurés ne sont que les exemples d’une dégénérescence beaucoup plus profonde qui touche aux tréfonds de l’âme humaine. La boite de Pandore de Teruo Ishii libère les splendeurs vénéneuses d’un poète décadent.

Comme à l’accoutumée chez HK, le coffret est tout d’abord un magnifique objet digne de l’esthétique ambiguë d’Ishii. On remarquera ici l’absence de suppléments autres que des bandes annonces alors qu’HK nous avait souvent habitué à de superbes livrets papier. En revanche on ne se plaindra pas des fac-similés des affiches contenus dans chaque dvd. Les copies sont quant-à-elles absolument somptueuses.

 

Femmes Criminelles, sexe et châtiment au Japon, volume 1

Vierges pour le shogun
(Tokugawa Onna Kenzu, Japon 1968) de Teruo Ishii, avec Asao Koike, Koji Nanbara, Kozue Katori
L’enfer des tortures (Yokugawa Irezumishi : Semejigoku, Japon, 1969) de Teruo Ishii, avec Asao Koike, Shinichiro Hayashi, Kichikiro Ueda.
Orgies sadiques de l’ère Edo (Zankoku Ijo Gyakutai Monogotari : Genroku Jokeizu, Japon, 1970), de Teruo Ishii, avec Asao Koike, Akira Ishihama, Toyozo Yamamoto

Edité par HK vidéo

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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