Connu notamment pour ses films incroyables perles sadiennes – Femmes criminelles, Orgies sadiques de l’ère Edo, L’Enfer des tortures – (voir nos critiques des coffrets Femmes criminelles vol.1 et Vol.2) ou son chef d’oeuvre Horrors of malformed men, Teruo Ishii s’est essayé à tous les genres, du polar (La Loi yakuza) à la science-fiction (Invaders from Space). Au milieu des années 60, cet ancien assistant de Mikio Naruse tourne Abashiri Prison, drame carcéral qui donne naissance à une saga de dix-huit épisodes (le cinéaste tourne à lui seul, neuf des suites). Ultime opus de la série, Great Jailbreak sort sur les écrans en 75. On y suit un groupe de prisonniers s’évadant des geôles d’Abashiri. Parmi eux, Ichiro, un ancien gangster qui souhaite retrouver la trace de ceux qui l’ont trahi et l’ont envoyé derrière les barreaux. L’éditeur Roboto Films, spécialisé dans le cinéma asiatique, propose aujourd’hui un mediabook comprenant le Blu-Ray et le DVD de cette curiosité, jusque-là invisible sous nos latitudes, qui mêle autant de genres que de tons.
Scindé en trois parties distinctes, le long-métrage effectue un voyage tant géographique que moral. Dès les premiers plans, Ishii plante le décor de cette prison, véritable enfer, où les détenus poussés à bout attendent leur exécution. Résumés à de simples numéros par leurs geôliers, ils sombrent peu à peu dans la folie ou préfèrent se suicider et se mutiler. Des cartons les présentent un par un lors du générique comme un tout hétérogène constitué de coupables de divers crimes allant du simple cambriolage, au meurtre de masse (commis au nom d’une idéologie d’extrême gauche) et au viol (par un militant d’extrême droite). La lie de l’humanité dont le cinéaste filme l’évasion non comme une occasion de faire corps, de lutter contre un système oppressif, mais une raison de se déchirer et de sombrer dans leurs travers. Hors des cellules comme en leur sein, l’homme demeure un loup pour l’homme et, à peine sortis, tous retrouvent leur bestialité dans une glaçante scène au cœur d’une cabane. Logique donc que ce premier tiers vire rapidement au pur survival enneigé, genre cinématographique en soi qui a donné de grandes réussites telles que La Lettre inachevée, The Revenant ou Le Territoire des loups. Néanmoins, ici, le seul espoir de salut ne réside pas dans la solidarité, mais a contrario, dans la survie en solitaire. Plus Ichiro, campé par Ken Takakura (vu dans Super Express 109, Yakuza de Sydney Pollack ou Black Rain) s’éloigne de ses contemporains (pour certains touchants, à l’instar du vieil homme qui ne désire que voir le soleil une dernière fois), plus il a de chance de rester en vie. Cette misanthropie et ce nihilisme exacerbés trouvent leur acmé dans l’ultime demi-heure du métrage. De retour dans une grande ville, le héros se livre à une vengeance brutale et sans concession, multipliant les mises à mort sanglantes (crânes explosés, visage ébouillanté…). Dans une séquence d’interrogatoire d’une jeune femme captée en plan séquence par une caméra à l’épaule tremblante, le réalisateur rend palpable cette brutalité inhérente au protagoniste, accentuant au passage la misogynie latente du film. Pourtant, au cœur de ce récit désespéré, réside un deuxième acte inattendu, sorte de parenthèse enchantée qui rebat les cartes, pour un temps tout du moins.
Entre la nature hostile qu’il doit affronter (où le destin funeste d’évadés est illustré par un vol de corbeaux), et le décor citadin qui voit la conclusion de sa quête, Ichiro traverse des paysages qui s’urbanisent peu à peu. Une ferme lointaine, un chalet abandonné, puis enfin un hôtel, seront les diverses étapes de son aventure. Ce mouvement vers la civilisation s’accompagne paradoxalement d’une logique d’isolation. De groupe, au moment de la mutinerie, il passe à duo, avant de se retrouver tout seul. C’est alors, débarrassé de toute interaction avec ses codétenus, que le héros retrouve un semblant de vie sociale, et même sentimentale. Une communauté soudée, presque une famille, se fonde au sein du motel, poussant le protagoniste à chercher un travail, à accepter une existence « normale ». Auprès de la solitaire Aki Kazama (interprétée par Nana Kinomi), danseuse de charme ambulante avec qui il partage de nombreux points communs, il trouve un semblant d’équilibre. Deux figures de marginaux qui, l’espace d’une poignée de jours, vont se découvrir et envisager un avenir meilleur. Ishii fait baigner cette romance dans une forme quasi onirique (le plan au ralenti sur la jeune femme nue) où les sentiments sont exacerbés, n’hésitant pas à tutoyer les codes du mélodrame, à l’image du thème musical de Hachirô Aoyama. Pourtant, la tragédie couve déjà et l’impasse est inéluctable. Le passé du héros imprègne chaque élément de son quotidien (unes de journaux, news à la télévision), l’empêchant de se réinsérer, de se reconstruire pleinement. Les médias qui abordent sa condamnation donnent d’ailleurs une version bien différente de celle aperçue lors d’un flashback, et façonnent une opinion publique qui réclame justice. La fatalité gagne du terrain, ruinant ses espoirs, tel ce gyrophare occupant peu à peu le cadre et occultant doucement le repris de justice, jusqu’à un final apocalyptique et proprement hallucinant de violence, à bord d’un train. Tour à tour élégant (les nombreux mouvements de caméra, les sur-cadrages) et cru, émouvant et brutal, Great Jailbreak est une réussite majeure de la carrière de son cinéaste. Merci à Roboto de rendre cette œuvre audacieuse et définitivement à part, enfin disponible.
Suppléments
« Histoires de prisons » par Julien Sévéon (24’46 »)
Bande-annonce exclusive Roboto (1’37 », VOST)
Bandes-annonces Roboto (VO) :
– « Gamera Heisei » (1’32 »)
Disponible en mediabook Blu-Ray/DVD chez Roboto Films.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).