Il est rare de posséder l’intégrale des productions d’une firme en deux blu-ray mais il faut dire que l’aventure éphémère Pemini ne comporte que trois films. Dans l’Angleterre des années 70, trois amis – Peter Crane, Michael Sloan et Nigel Hodgson – combinent les premières lettres de chacun de leurs prénoms et créent la Pemini Organisation, une maison de production indépendante qui sera active entre 1972 et 1974, délivrant un moyen métrage de suspense (Hunted, avec Edward Woodward et June Ritchie), et deux longs métrages (Assassin, un film d’espionnage avec Ian Hendry, Edward Judd et Frank Windsor et Moments, très bel objet inclassable entre romantisme et onirisme avec Keith Michell et Angharad Rees). Pemini n’ira pas plus loin, et lors de sa disparition, les films disparaissent eux aussi. Powerhouse exhume donc ces films réputés perdus, nous permettant de les découvrir et de rêver des films qui auraient pu naître de cette collaboration si elle avait survécu aux contingences économiques de l’époque. Les trois œuvres sont aussi passionnantes pour ce qu’elles sont que pour ce qu’elles disent des mécanismes de production de l’époque et de la difficulté d’être indépendants déjà dans la Grande-Bretagne des années 70. Après Pemini, Crane et Sloan ne travailleront plus que pour la télé. Michael Sloan restera dans les mémoires en tant que créateur de la série Equalizer, qui assura la notoriété tardive …. d’Edward Woodward.

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Hunted (1972) constitue une belle entrée en matière. Dans ce bien étrange huis-clos, le jeune Edward Woodward, un an avant The Wicker Man, donne rendez-vous à une employée d’agence immobilière pour louer un bureau. Il dévoile rapidement des intentions moins anodines. Armé d’un fusil de chasse, il envisage de tirer au hasard dans la foule à l’heure du déjeuner, et de séquestrer la jeune femme le temps de ses méfaits. En 40 minutes, avec ses deux uniques acteurs, Hunted va droit au but, enfermant le spectateur dans cette pièce, tandis que Margaret tente de raisonner le forcené. Si Hunted souffre d’intentions et d’effets de surprise un peu visibles, il n’en demeure pas moins bien mis en scène et extrêmement tendu. On reconnaît déjà le plaisir de Peter Crane et Michael Sloan à jouer sur les apparences et la figure du masque, leur attirance pour des personnages à l’incarnation trop évidente, partant d’une figure archétypique pour mieux y dévoiler des fissures. Au fur et à mesure que Margaret laisse s’exprimer John sur les raisons de son acte, le visage du psychopathe  change. Il révèle ses traumas, jusqu’à nous faire partager l’empathie de Margaret pour cette folie suicidaire. On y découvre d’abord un homme élevé dans l’amour de la chasse, jamais remis de la mort de son père dont il se sent coupable, puis quitté par sa femme. Ses motivations initiales évoluent au fil de la séquence, trahissant finalement leur nature dans un final surprenant et pathétique. S’il s’agissait de théâtre on pourrait dire que Hunted ne possède qu’un acte et qu’une scène. Passée la violence de se sentir prisonnière, Margaret ne se sent pas vraiment mise en danger par cet individu pris de folie. Elle pressent qu’il ne lui fera pas de mal. Particulièrement bien interprété, Hunted constitue un bel exercice de style en matière d’unité de lieu et de temps, avec ses deux protagonistes dont l’épaisseur psychologique s’affine de minute en minute.

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Dans Assassin, Ian Hendry incarne un tueur du MI5 chargé d’assassiner une haute personnalité politique sensée avoir trahi en livrant des secrets d’État. Il n’a pas de nom, il est juste un « the assassin », celui qu’on utilise comme une machine pour faire les sales boulots, depuis des années. Fabuleux, Ian Hendry joue ce tueur accomplissant froidement ses tâches, mais dont on saisit progressivement les blessures, les craquelures, le désespoir muet. Il regarde droit devant pour ne pas hésiter, éviter de chanceler mais plus le film avance plus l’on ressent ses doutes, sa tentation d’arrêter, d’en finir, lui qui, trahi, en a gardé des cicatrices et des blessures indélébiles. Il ne pardonnera jamais à ses commanditaires tout en continuant à accepter les contrats.

Assassin est une œuvre extrêmement noire, qui revisite les codes de l’espionnage en lui retirant tout prestige. Il unit la dimension désabusée d’un John Le Carré à la frontalité clinique du polar anglais des années 70 à la Black Panther. Plus d’héroïsme, plus aucune mythologie de l’espionnage ici, gérée par une hiérarchie étrangement minable, aussi mal organisée que des truands amateurs, multipliant les erreurs et toujours insensibles à leurs conséquences. Les cibles ne sont jamais les bonnes et les dommages collatéraux banalisés. Le type à tuer s’avère innocent, il faut arrêter le tueur quitte à le neutraliser aussi… Assassin développe un embrouillamini de l’intrigue, non pas pour servir le suspense mais pour y injecter un sentiment d’écœurement, une amertume croissante. La photo est à l’unisson, d’un réalisme sans esthétisation. Ce qu’il y a de plus beau dans cet Assassin, porté par le jeu magistral de Ian Hendry, c’est probablement la manière d’humaniser un pantin que nous voyons d’abord avancer presque hagard, presque autiste, mutique, avec l’attitude d’un robot avant de découvrir combien il s’agit d’une carapace de survie au monde. Dès qu’il l’ôtera, il prendra le risque de disparaître. La complexité de cet assassin sans nom est contenue dans la parenthèse enchantée de sa rencontre avec une jeune femme. Un dialogue, une nuit d’amour sans suite, mais qui dit tout sur ses silences et ses failles. L’assassin : un homme meurtri qui vit dans le mensonge et la solitude et ne rêve que d’une chose : s’arrêter.

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On regrette d’autant plus l’arrêt brutal de Pemini lorsqu’on constate combien Peter Crane poursuivait, affinait, développait des thématiques. On retrouve ces figures de mélancolie et de solitude dans ce qui demeure le chef-d’oeuvre de cette aventure, Moments, réalisé en 1974, qui reprend de manière quelque peu différente de celle de Hunted l’intérêt tout particulier de Crane et Sloan pour les duos en isolant un couple du monde extérieur. On observe d’autant mieux l’espace intime dans Moments que le lieu est désert, trop grand, installant ainsi un climat quasi onirique.

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Le cinquantenaire Peter Samuelson retourne à l’hôtel de bord de mer dans lequel il passa enfant des vacances heureuses, dans le but de mettre fin à ses jours. Hanté par la mort de sa femme et de ses enfants dans un accident de voiture dont il se sent responsable, Peter est déjà de l’autre côté, attiré par le vide, la main proche du pistolet qu’il a soigneusement rangé dans sa valise. En arrivant, il reconnaît le vieux maître d’hôtel, et dans le hall familier, revisite déjà ses souvenirs. C’est alors que fait irruption l’excentrique Chrissy : une trentenaire pleine de vie à l’heure de la mort, comme prête à offrir un autre horizon à cet homme exsangue : une jeunesse pleine d’énergie, où toutes les conventions, les verrous semblent avoir sauté, un grain de folie qui l’éloigne du quotidien et du réel et qui transforme l’hôtel en lieu protégé, irréel, juste pour eux. Moments fait partie de ces œuvres méconnues d’un cinéma anglais cultivant l’étrangeté des frontières et porté par un couple magnifique : impressionnants de justesse, Keith Michell et Angharad Rees font des étincelles émotionnelles dans leur incarnation de deux tempéraments antithétiques.

Moments infuse d’emblée une essence irréelle par cette station balnéaire hors saison, digne de celles des fascinants Night Tide ou Carnival of Souls, où tout peut arriver : une mort comme une rencontre. Ellee représente pour Peter à la fois le lieu où tout commença et celui où tout finit – laissant l’espoir aussi d’une renaissance. S’il ne s’agit pas d’un film fantastique – aucun élément surnaturel ne survient  Peter se laisse bien gagner par les fantômes de son enfance, les disparus déambulant lors de soirées, buvant des cocktails, impression d’autant plus persistante que la réalité vient éteindre cette vision. La beauté du climat de Moments repose sur cette permanence du flottement, de l’errance, augmentée par la quasi absence de visiteurs dans cette pension mystérieuse comme les limbes : Chrissy et Peter sont quasiment seuls au monde. L’humanité est effacée, dans cet endroit désolé renvoyant à leur propre solitude, la détresse qu’ils trahissent ou renferment. Les sons ont aussi leur importance : la corne de brume lointaine, le bruit de l’eau, les craquements de l’hôtel et ses échos amplifient cette pénétration dans l’empire du songe. La photo de Wolfgang Suschitzky (Get Carter, Theatre of Blood) y participe également, installant son grain dans le cadre, plus envoûtante encore quand tombe la nuit, à l’instar de cette séquence où Chrissy et Peter discutent dans la piscine abandonnée.

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Il n’est peut-être pas fortuit que le titre Moments rappelle celui tout aussi laconique d’Images de Robert Altman qui lui aussi observait les fissures, les souvenirs, la folie en regard d’un paysage de falaises, de vagues et de vent soufflant, comme si l’austérité des éléments se faisait le miroir des blessures intimes. Dans cette manière d’illustrer son titre, cette attention portée au temps, le film de Peter Crane possède une dimension presque conceptuelle. Ces moments, ce sont ceux, suspendus hors du temps, que vit Peter au contact de Chrissy, comme une parenthèse. Une ultime et irréelle histoire d’amour. Ce sont aussi ces fragments venus du passé, les plus furtifs et les plus intenses.  Moments brille en effet par sa narration toujours interrompue par des flash-backs, naviguant dans les temporalités de Peter, toujours assailli par ses souvenirs. L’observation de la piscine vide, du hall sans hôtes le renvoie à son enfance heureuse avec son père et remplit l’hôtel de vie en l’espace de ces quelques scènes, avant le retour au présent mélancolique. Peter pleure. Il voyage quelque part dans le temps, à l’ère des regrets, d’un passé inaccessible où tous les êtres chers étaient en vie, à l’heure où le bonheur appartenait encore à l’existence. Crane organise également un jeu de flash-backs sur un passé plus court qui vient modifier la perception d’instants vécus quelques heures auparavant. Ce changement de point de vue se fait souvent sèchement comme pour mieux représenter cette interférence dans le cerveau du personnage. Le moindre indice est un signe potentiel de déstabilisation.

Deus ex-machina trop impromptu pour être le fruit du hasard, Chrissy apparaît comme par magie au moment fatidique. Son exubérance de femme fantasque déteint avec le renoncement de Peter.  L’absurdité de cette situation, c’est l’extraordinaire qui vient briser l’ordinaire, le déranger, lui offrir l’occasion de sortir de l’abîme : « Aviez-vous mieux à faire ? » lui demande-t-elle.

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Elle contrecarre les projets de celui qui était venu chercher le calme ultime, mais le ramène à la vie… et le séduit. Un trop beau conte de fées : elle finit par lui avouer qu’elle a donné rendez-vous ici au peintre qui lui sert de compagnon, qu’elle ne peut plus supporter ; elle veut lui donner par cela le spectacle de son indépendance. Mais ce qui pourrait n’être qu’une conclusion déceptive et pessimiste ouvre une nouvelle piste, appuyant l’inexistence de la vérité, toujours mouvante. L’écriture installe une importance du mensonge dont la signification ne cesse de s’échapper.  Aussi singulière que complexe, la relation qui s’établit entre Chrissy et Peter consacre à la fois la bienveillance et le simulacre, jouant avec les doutes du spectateur à l’instar des doutes de ses personnages. A leur manière, Chrissy et Peter sont chacun en fuite de leur destin, chacun protégeant son secret. Toute propension à obtenir des réponses n’est que vanité.  Jamais le mensonge n’avait été aussi bouleversant. Car subsistera toujours cette première impression, le choc persistant de ce premier moment.

– Vous pouvez prendre le pistolet, et je garde les balles. Comme ça vous ne pourrez pas vous tuer jusqu’à ce que nous nous revoyions. Vous ne réessayerez pas, hein ?
– Je vous l’ai dit. Ma première impression de vous était simple. Pleine de vie. Peut-être qu’un peu de cela déteint sur tous ceux que vous touchez.

Suppléments

  • Commentaires audio de Peter Crane et de l’historien du cinéma Sam Dunn (2022)
  • Organising Principles(2022, 32 min) : Crane se souvient des origines de Pemini et de son travail ultérieur à Hollywood
  • An Amazing Time (2022, 7 min) : Michael Sloan revient sur son travail de scénariste sur les trois films
  • Good Chemistry (2022, 29 min) : entretien avec Nigel Hodgson concernant l’aventure Pemini
  • A Group of Friends (2022, 14 min): entretien avec June Ritchie, l’actrice de Hunted
  • Scoring with Gerry (2022, 13 min) : le musicien vétéran de Soho, Graham Dee, se souvient de son travail avec Gerry Shury sur les compositions de In Search of Lebanon et Hunted
  • The Life of My Memories (2022, 22 min) : entretien avec Martyn Chillmaid, assistant réalisateur sur les trois films
  • Assassin’s Creed (2022, 22 min) : Gabriel Hershman, biographe de Ian Hendry, revient sur sa vie et sa carrière perturbée
  • « Hunted » : The Lost Prologue (2022, 10 min) : un essai vidéo, raconté par Crane, revisitant des scènes tournées pour la version télévisée américaine disparue de Hunted
  • The BEHP Interview with Wolfgang Suschitzky (1988, 93 min) : enregistrement audio d’archives, réalisé dans le cadre du British Entertainment History Project, mettant en vedette le directeur de la photographie en conversation avec Bob Dunbar et Manny Yospa
  • « Moments » à Cannes(2022, 8 min) : Crane raconte une histoire mémorable à propos d’une projection des exploitants
  • A Present Out of the Blue (2022, 7 min) : l’actrice Valérie Minifie se souvient avec émotion de Moments
  • Reality and Non-reality (2022, 14 min) : le compositeur John Cameron rejoue certains thèmes du film
  • Shooting with Mr Su(2022, 11 min) : le chef électricien se souvient de son travail avec le chef opérateur Wolfgang Suschitzky sur Moments
  • Nothing’s Going to Stop Us(2022, 15 min) : le chef décorateur Bruce Atkins parle des décors et costumes des films Pemini
  • A Family Affair(2022, 22 min) : l’assistant James Partridge se remémore son travail avec son cousin Peter Crane
  • The Whole Story(2022, 17 min) : l’historien du cinéma Vic Pratt retrace l’ascension et la chute de Pemini
  • Scènes supprimées Moments (14 min) : séquences supprimées des copies de sortie, et notamment une scène plus érotique entre rêve et réalité largement plus elliptique dans la version finale
  • In Search of Lebanon(1970, 12 min) : film étudiant réalisé par Crane et Hodgson explorant le Liban actuel en tant que source vivante du mythe d’Adonis
  • La restauration de «Hunted », « Assassin » et « Moments » (2022, 2 x 5 min)
  • Galerie d’images : nombreux documents sur les coulisses, promotionnels et publicitaires des archives Pemini
  • Un livret exclusif de 80 pages avec des nouveaux textes de Peter Crane concernant les origines et l’histoire de Pemini, extraits du matériel presse d’origine, des extraits des documents d’archives d’époque, ainsi qu’un texte sur In Search of Lebanon
Edité par Powerhouse films
Le films possède des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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