Juste un homme, avec un visage normal, comme le votre… ou le mien.
Robert A.Heinlein
On ne rappellera jamais assez l’importance d’un titre. Or, incontestablement, le moins convaincant dans Predestination est bel et bien son titre, indéfini et passe partout, indigne de l’ironique et énigmatique « All you Zombies », récit de Robert A.Heinlein dont il est tiré (1). Qu’on se souvienne des nouvelles d’Unknown ou Amazing Stories, présageant par cette entrée en matière du délice de leur chute cinglante. Le titre ne dévoilait son mystère qu’une fois l’ultime page tournée. Cette tradition remonte d’ailleurs aux années 40 avec Weird Tales, le premier pulp magazine US intégralement consacré au fantastique et à la SF. Les intrigantes sentences ou interjections donnaient envie de s’y plonger la tête la première : quelles fascinations préludaient aux lectures de button, button, Martiens go home !, Comment servir l’homme ? » ou Etoiles, garde à vous ! signé également Heinlein – et qui deviendra plus tard Starship Troopers. A l’instar de ce « predestination » qui n’ose pas désorienter, si l’on devait émettre un bémol à la vision du nouveau film des Frères Spierig, ce serait justement cette relative absence de prise de risque formelle loin de l’explosion narrative d’Heinlein. Predestination n’en affirme pas moins le retour d’une SF à l’ancienne, réflexive et intelligente dans laquelle s’illustrèrent dans les années 60-70 Sturgeon, Matheson, Brown, ou Asimov, où les mécanismes de l’imaginaire et les plus folles hypothèses du futur conduisaient à l’intime, à l’introspection d’une réflexion sur l’homme et l’humanité. Ecrit en 1958, Vous, les zombies semblait a priori inadaptable et pourtant, les frères Spierig relèvent talentueusement le défi au point de provoquer ce même sentiment de vertige proche de la migraine : car Predestination trouble, déconcerte, met à mal notre conception de l’intrigue et du héros, rendant notre tentation d’identification impossible en nous volant un à un tous les fils auxquels se rattraper. La nouvelle comme son adaptation nous interroge sur l’absurdité de la condition humaine, de notre destin dérisoire de tristes marionnettes …
Difficile de raconter l’intrigue sans risquer de la déflorer : l’agent d’une équipe spéciale capable de voyager dans le temps s’apprête à faire une ultime mission pour arrêter en 1975 un criminel terroriste qui va sévir à New York. Dans le bar qui lui sert de couverture, entre le jeune homme qu’il a recruté pour l’accompagner dans son prochain voyage dans le passé ; celui qui répond au quolibet de « mère célibataire », va lui raconter sa bien singulière aventure. Si vous trouvez ce synopsis étrange, il ne constitue que le début d’une spirale qui retranscrit plutôt fidèlement l’ironie noire de l’œuvre de Robert A. Heinlein. Déjà, dans l’excellent Daybreakers, les vampires conquérants du futur consacraient la belle rencontre des mythologies fantastiques / SF et de la parabole politique. Avec Predestination, les frères Spierig s’affirment une nouvelle fois comme les héritiers d’une certaine conception de la SF, les artisans d’un imaginaire que certains qualifieront de suranné, mais qui s’inscrit dans la continuité littéraire des short stories ou de la Twillight Zone. Predestination prend son temps et ne sacrifie pas à l’action non-stop. L’esbroufe et les tics visuels très années 80 qui agaçaient dans Daybreakers ont disparu au profit d’un classicisme et d’un design rétro. La photo de Ben Nott, déjà présent sur Daybreakers, reflète fidèlement l’esthétique de l’ensemble, soignée, mais peut-être un peu trop élégante, au regard de la sècheresse coupante de l’écriture si particulière de Heinlein, choisissant une certaine langueur du rythme là où l’auteur forçait dans la violence de la rupture, assénant ses dates comme des gifles.
L’évanouissement progressif de tous les repères incite le spectateur à la vigilance et à l’attention s’il ne veut pas s’égarer en cours de route. Au-delà de cette vision noire du destin, on pourrait également y lire la métaphore de l’acte créatif, de l’entière liberté de manipulation de ce prestidigitateur qu’est l’écrivain, capable de biffer ses personnages d’un coup de crayon. Heinlein pourrait reprendre à son compte l’assertion de son héros : « Certaines personnes ont des démons, j’ai des personnes ». Pour incarner ces silhouettes, il fallait la prestance des ombres. Ethan Hawke excelle dans sa manière de ne rien laisser transparaître, avec ses allures de vieux teenager entretenant une virilité de cowboy désabusé, la révélation de Predestination est indéniablement Sarah Snook, poignante dans sa dérive et sa souffrance, et parvenant à insuffler une sensualité ambiguë quelque soit son sexe.
Heinlein subit l’éducation d’une famille de fondamentalistes avant de devenir athée, et sa révolte éclate dans ce maelstrom schizophrène où le temps n’est plus qu’un lieu où tous se poursuivent et se perdent. On retrouve régulièrement chez lui ces obsessions pour l’égalité des sexes et l’apparence sexuelle – masculinité, féminité, androgynéité – l’homosexualité et l’égalité des sexes mis en relation avec la remise en question du système politique. Les frères Spierig abordent au sein d’un divertissement « tout public » des thématiques transgenres, déstabilisant le spectateur, lui dérobant en court de route son identification en inversant les attirances. Vous, les zombies aurait été une matière idéale pour les frères Wachowski. La nouvelle se faisait le procès d’une société patriarcale, qui ne laisse à la femme qu’une place subalterne – être mère ou prostituée… Comment ne pas lire également dans cette tragédie identitaire de Jane/John l’allégorie parfaite d’une Amérique machiste et homophobe ?
Un pour tous, tous pour un : sur le mode du « je sais qui je suis », « je ne sais plus qui je suis » cher à Philip K.Dick, Predestination étire le processus jusqu’à ses extrêmes, déroulant ses révélations en nous privant progressivement d’issues et d’espoirs. Il opère en gradation pour aboutir à une vision inédite –interdite – du destin et de l’amour. Les Frères Spierig rendent particulièrement justice au désespoir que la fiction d’Heinlein trahissait, cette aliénation qui contamine l’intrigue vers un abîme inéluctable, finissant par annihiler l’écriture elle-même. Le célèbre postulat – et si la vie n’était qu’un rêve ? – y est poussé jusqu’à la négation du moi. Etre ou ne pas être, être et ne pas être. Il ne reste plus rien, seul le vide s’offre à nous.
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(1) La nouvelle de Robert A. Heinlein est à lire dans son intégralité ici.
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