Le monde de Patrick s’est écroulé : Patrick a perdu son marteau.
Trentenaire bedonnant, Patrick (Kevin Janssens) travaille dans le camping naturiste de son père duquel il ne bouge pas, installé dans la monotonie familiale, sociale, et professionnelle. Il est à poil comme les autres, à ce détail près qu’il garde toujours sa chemise, tel un signe de protection et de renfermement en lui-même. Pas causant, il n’ouvre la bouche que pour aller à l’essentiel, conduire les clients à l’emplacement de leur bungalow ou prendre leur carte bleue pour les encaisser. Même lorsqu’il couche avec la femme d’Herman il ne dit pas un mot. Liliane, vingt ans de plus que lui, semble d’ailleurs l’utiliser moins comme un amant que comme objet sexuel. A chacun son outil… Presque simultanément avec le décès de son père, le regard de Patrick s’immobilise sur le mur : à la place de son ustensile chéri, au milieu de ses autres compagnons marteaux, une place désespérément vide. La vie de Patrick bascule…
Un seul marteau vous manque et tout est dépeuplé : Patrick pourrait se définir comme une « tragi-comédie » du dysfonctionnement, de celles dont le ressort dramatique tient au minuscule grain de sable qui brise la mécanique d’une routine triste et rassurante. Pour Patrick, grand enfant dans un corps d’adulte, aux frontières de l’autisme, le petit accroc devient une grande fissure. Cet événement qui bouleverse son quotidien, le lançant dans la quête éperdue du trésor perdu, occulte l’essentiel : la mort du père et le vide infini qu’il laisse. En opérant un transfert de la disparition de l’humain sur celle de l’objet, il travestit son deuil, dissimule son abîme intérieur, son incommensurable chagrin. L’instabilité de ton provoque un malaise indicible, sans qu’on ne sache très bien si l’on doit rire ou pleurer de l’agitation et de la détermination insensée du protagoniste. L’instrument banal et sans panache se fait figure de style, allégorie de son environnement et synecdoque du vide, camouflant une crise existentielle terrible.
L’enquête donne sens à sa vie et lui donne la parole : elle lui insuffle une énergie inédite, comme s’il avait pour mission de découvrir un assassin. Qui est le coupable ? Patrick prend alors l’allure d’un curieux thriller où la volatilisation d’un accessoire entretient d’étranges connexions avec la mort du père et où le marteau devient l’arme d’un crime imaginaire. Subrepticement nous nous laissons entrainer dans la mécanique mentale du personnage, glissant dans son obsession, soupçonneux, attentifs aux signes, espérant à notre tour retrouver l’outil et son voleur. Le film s’avère particulièrement efficace, avançant un peu à la manière d’un Agatha Christie nudiste où tous ces êtres auraient potentiellement quelque chose à se reprocher, entre la romance homosexuelle cachée du père et l’ambitieux qui veut s’emparer secrètement du camping… mais où tous auraient été déshabillés – donc démasqués – par la caméra.
Dépassant son indéniable souci d’authenticité et refus du voyeurisme, Tim Mielants ne vise pas le cinéma-vérité, préférant installer une forme de dispositif symbolique intrigant, sur le fil entre réalité et parabole, côtoyant parfois l’onirisme comme en témoigne cette magnifique séquence de funérailles au cœur de la forêt, enveloppée par la musique lancinante de Geert Hellings.
Patrick nous intègre moins dans l’emploi du temps d’un camp de vacances naturiste qu’il ne déplace des situations de tous les jours et les métamorphose. Ainsi apparaissent les travaux de menuiserie, les repas de familles, les disputes, les débats administratifs, les promenades dominicales et salutations matinales (« salut, salut »), mais sexes ballotant dans le vent et seins tombants, ventres dépassant et tongs comme unique accessoire. Parfois on oublie qu’ils sont nus, c’est l’irruption d’un type en uniforme qui nous le rappelle et souligne l’étrangeté de ceux qui sont habillés. On est fasciné par les performances des acteurs qui jouent totalement le jeu (avec humour), se mettent en péril et osent mettre leur pudeur de côté. Mais c’est évidemment Kevin Janssens qui impressionne le plus. Ce beau gosse du cinéma belge, qui a pris pour l’occasion de nombreux kilos, prend à bras le corps son personnage, le construit, le fait vivre, le fait respirer. Son interprétation est hallucinante.
Le cinéaste déclare avoir voulu faire un « film à costumes, sans costume » et en effet, imaginez un peu une adaptation de Jane Austen où tous les protagonistes évoqueraient leur élan amoureux, toisons et zizis à l’air, opérant ainsi un ironique glissement de métaphore du « sentiment nu » débarrassé des non-dits. Tous à poil, personne ne peut se cacher de ses mots. Avec ce corps impossible à dissimuler, l’ego n’est qu’une parodie. La mesquinerie, la médiocrité et la suffisance de la galerie d’individus apparaît en pleine lumière, ramenant à leur part animale… La scène anthologique de baston à poil, certes à l’opposé de la sensualité troublante à l’œuvre dans la lutte Alan Bates / Oliver Reed de Women in love de Ken Russel, constitue l’acmé d’une représentation qui flirte avec la misanthropie et le cynisme.
Tim Mielants puise clairement son inspiration esthétique du côté d’Ulrich Seidl : construction photographique des plans, spectacle de ces corps nus obèses, de cette peau sans perfection, cette beauté insolite du disgracieux, qui s’oppose aux canons traditionnels. Ces personnages immobiles au regard absent rappellent souvent le cinéaste autrichien, avec la tendresse en plus.
Car l’objet filmique décalé ouvre sur un bel éloge de la différence et un appel à l’apprentissage du regard. Pour la plupart, Patrick apparaît juste comme le fils du proprio qui fait partie du paysage, celui qu’on a toujours connu ici, un simple d’esprit pour les plus bienveillants, un demeuré pour les autres. S’ils étaient plus attentifs, ils verraient derrière le masque, derrière l’ours un être pur et précieux. Mon (Bouli Lanners, fidèle à lui-même, superbe) n’est pas comme eux. Policier ange-gardien, protecteur inquiet, il ressemble à un père de substitution soucieux qui revient prendre régulièrement des nouvelles, plein d’affection, de compassion pour Patrick, et vigilant face à cet être un peu déconnecté du réel, inadapté au monde, aux règles, au fonctionnement social. Nathalie (superbe Hannah Hoekstra), quant à elle constitue une porte vers l’évasion. D’abord intriguée, elle trouve des résonnances avec son propre désenchantement et sa solitude, des affinités dans le sentiment de dissonance – et pas seulement parce qu’ici, elle est la seule à garder ses habits. Petite amie flouée d’un rocker hyper connu dont Patrick n’a jamais entendu parler, elle confie sans méfiance ses déboires, touchée par sa vulnérabilité, sa candeur et son mutisme.
Seuls ces esprits ouverts sont capables de percer son silence ou d’admirer le menuisier fantastique, qui répare et fabrique de petits meubles, des chaises… Seuls ces deux personnages altruistes et attentifs perçoivent la beauté sous sa carapace et par cette acuité se distinguent eux-mêmes par leur différence et leur bienveillance. Ou peut-être tout simplement par leur capacité à offrir un peu d’amour.
Suppléments
- Making of (2020, 25 mins)
- Interview de Tim Mielants (2021, 20 mins)
- Interview du producteur
Bart van Langendonck (2021, 15 mins) - Version longue de la musique des funérailles
- Commentaire audio en anglais de Tim Mielants et du co-scénariste Benjamin Sprengers
- Trois bandes annonces cinéma alternatives selon les degrés de censure (notamment en Angleterre)
- Livret de 32 pages avec notamment un texte de Wendy Ide qui analyse le film et un de David Flint évoquant le nudisme au cinéma.
Blu-Ray édité par Anti-Worlds.
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