Trip et boyaux
Vous souvenez-vous de Marriage Story (2019), le dernier film en date de Noah Baumbach ? Nous y voyions un couple qui s’était vraisemblablement aimé se déchirer, de façon d’abord sourde par l’intermédiaire d’avocats plus virulents que les deux pauvres époux attristés, puis de façon beaucoup plus brutale lors d’une dispute devenue anthologique où les protagonistes se balançaient au visage les pires cruautés, le mari allant jusqu’à dire à sa femme : « J’aurais voulu que tu meures. » A sa façon, l’argument de départ de The Trip, septième long métrage du cinéaste norvégien Tommy Wirkola, est assez similaire à cette scène de ménage, à ceci près que les mots les plus tranchants feront toujours moins de traces visibles que les marteaux, tasers ou autres fusils de chasse utilisés par Lisa et Lars (Noomi Rapace et Aksel Hennie).
Reprenons : Lars est un réalisateur manqué travaillant au compte-gouttes sur une sitcom navrante ; Lisa est une comédienne de théâtre méprisant son mari (puisqu’il travaille pour la télé, ce minable !) mais ne parvenant à décrocher aucun rôle du fait de son exigence et, peut-être, de sa médiocrité. Ces deux-là sont devenus étrangers et hostiles l’un à l’autre. Ils partent en week-end dans leur chalet situé au bord d’un lac, chacun ayant pour projet d’assassiner l’autre pour toucher son assurance-vie. Le séjour va alors être placé sous l’autel de la survie, d’autant que le couple pour le moins dysfonctionnel va être rejoint par trois détenus évadés pas spécialement courtois.
The Trip est un film déconcertant. Non pas tant pour son récit, déconstruit mais tout à fait lisible, imbriquant progressivement tous ses éléments par d’habiles flashbacks et flashforwards évoquant quelque peu les narrations des films joueurs de Guy Ritchie, que pour ses ruptures de ton constantes qui en font une œuvre parfois difficile à cerner. S’il commence comme un mélange de farce macabre mâtiné de drame conjugal, le film vire ensuite à la comédie burlesque débile et scatologique à la Three Stooges des frères Farrelly (2012) pour, sans transition, passer à un home invasion usant d’abord d’une horreur psychologique finalement assez traumatisante pour devenir ensuite le prétexte à un survival gore aussi salissant que rigolo. Il y a quelque chose de malsain dans cette stratégie assez manipulatrice visant à attacher ensemble, parfois dans la même séquence, le rire potache et l’horreur pure, la lourdeur du drame intime et une dérision faisant penser aux comédies cartoonesques des frères Coen (les trois fuyards de The Trip sont les petits cousins dégénérés de ceux d’Arizona Junior [1987]), la violence la plus sèche et le gore le plus baroque.
L’objet de tout cela est bien entendu de malmener le spectateur, de lui faire perdre ses repères moraux, de ne plus lui laisser le temps de savoir si ce qu’il voit sur l’écran prête à rire, à pleurer, à avoir peur, à être écœuré de la cruauté des personnages, parmi lesquels aucun ne semble pouvoir rattraper l’autre. Brusquer celui qui regarde n’est pas nécessairement un défaut ; cela en devient un lorsque les moyens employés pour le faire transforment les séquences de violence en moments de complaisance. De ce point de vue, la séquence d’humiliation et de menace de viol de Lars par les trois évadés dans le sous-sol du chalet, avec ses effets-surprises de petit malin et son insistance à filmer le sadisme moral, laisse un arrière-goût très désagréable dans la bouche, Tommy Wirkola faisant tout à la fois de son personnage principal et de ses spectateurs les petites marionnettes avec lesquelles il semble pouvoir jouer à l’envi dans son petit théâtre de la souffrance.
Est-ce une énorme maladresse ou une complaisance volontaire (donc assez abjecte) ? Nous ne trancherons pas sur ce point. Est-ce une scorie inhérente à la démarche de Tommy Wirkola d’excéder les systèmes de représentations ? Il n’y a par contre aucun doute là-dessus. La filmographie entière du réalisateur norvégien est fondée sur cette idée de pousser les codes génériques dans leurs retranchements, ceci par le biais de la parodie (Kill Buljo : Ze Film [2007], geste de réécriture du long métrage le plus référentiel de Quentin Tarantino, lui-même chantre des notions de reprise et de réécriture !), de la violence graphique la plus échevelée (la saga Dead Snow [2009-2014], mélange de films de zombies et d’entreprise de « cartoonisation » du genre par le geste parodique, un peu à la façon d’un Evil Dead 3 : l’armée des ténébrès par Sam Raimi [1992]), de la frénésie narrative et formelle (Hansel & Gretel : Witch Hunters [2013]). Cet excès était le postulat narratif même du long métrage qui précède The Trip dans la filmographie du Norvégien : Seven Sisters (2017) se permettait de dupliquer en son sein son actrice principale Noomi Rapace en sept exemplaires, créant en interne une sorte de trop-plein impossible à combler.
Car c’est bel et bien cette idée qui caractérise Tommy Wirkola : il est un cinéaste du trop-plein, attachant car fondamentalement généreux dans sa démarche d’en mettre encore et encore dans ce contenant certes extensible qu’est un film, cherchant à pousser toujours plus loin, parfois jusqu’à l’absurde, la violence, la frénésie, la cruauté, le scabreux des situations qu’il met en scène, quitte à déraper par moments vers une obscénité malvenue. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs : ces moments gênants sont consubstantiels à ce cinéma de l’excès. De ce point de vue, The Trip, synthèse brutale, drôle et malsaine du cinéma de Tommy Wirkola, peut être considéré comme une véritable réussite, le réalisateur ayant au moins le bon goût de jouer avec ses qualités et sa vision propres du cinéma, et de ne pas vouloir se faire aussi gros que le bœuf. Une réplique superbement drôle de The Trip, dite par Petter, le leader des évadés (Atle Antonsen), résume à merveille la démarche excessive du film, et donc le cinéma de Wirkola : « J’ai déjà tué beaucoup de personnes, j’ai même une fois décapité un homme avec un tire-bouchon. Mais je n’ai jamais tué avec une tondeuse. Il faut un début à tout. »
Sortie en VOD et en DVD / Blu-Ray le 19 octobre 2021
Bonus du DVD / Blu-Ray :
– Making-of du film (11′)
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