Après les sorties de Salon Kitty, La Clef ou Miranda, Sidonis Calysta replonge dans la filmographie coquine de Tinto Brass en s’intéressant cette fois à deux œuvres tardives, Transgression et Fallo !, tournées respectivement en 2000 et 2003. Tout juste après la comédie Monella (également disponible chez l’éditeur), le cinéaste italien continue son exploration érotique, toujours secondé au scénario, entre autres, par son épouse Carla Cipriani et Massimilliano Zanin, futur réalisateur de documentaires (Itstintiobrass, dédié à Brass, ou Inferno Rosso, consacré quant à lui à Joe D’Amato). D’un côté le récit de Carla, une jeune et jolie vénitienne venue à Londres pour ses études, qui va vivre de nombreuses aventures sexuelles loin de Mattéo, son petit ami. De l’autre, un film composé de six sketchs qui explorent l’intimité de couples confrontés à l’adultère et à l’érosion de leurs désirs. Fidèle à ses obsessions, le réalisateur de Paprika profite de ces scénarios prétextes afin de mettre en valeur le motif central de toute son œuvre : le corps féminin. Il serait aisé de réduire ce dernier à un statut de voyeur vulgaire et libidineux, pourtant, sa carrière s’avère bien plus riche, variée et subtile qu’il n’y paraît.
Celui qui fit ses débuts à la même période que certains auteurs majeurs tels que Marco Bellocchio et Bernardo Bertolucci, comme le rappelle Olivier Père dans l’un de ses entretiens, s’est initialement frotté à différents genres. Du drame (Chi lavora è perduto) au western (Yankee) en passant par le film noir (En cinquième vitesse) ou même la science-fiction (Il disco volante), le chemin fut long avant qu’il ne trouve sa voie dans l’érotisme. Pour autant, cet attrait pour la sensualité ne peut se résumer à une banale démarche racoleuse ou opportuniste. Oui Tinto Brass aime filmer des corps dénudés (féminins et généreux de préférence), c’est un fait. Pour Père, il est au postérieur, ce que Russ Meyer est à la poitrine : un esthète fasciné et décomplexé. Dans Transgression, un court échange théorise même cette passion : « – Pourquoi on doit montrer notre cul ? (en français dans le texte) – Parce qu’un visage peut mentir, mais pas un cul ». Chez lui, le sexe est omniprésent et omnipotent. C’est pour cela que les parties intimes occupent toute la place, à la fois cadrées en gros plans et au centre de toutes les discussions, annihilant de fait toute hiérarchie entre le corps et l’esprit selon Christophe Bier. Le générique du long-métrage de 2000 (accompagné des notes légères de Pino Donaggio, que l’on a connu plus inspiré), fait office de note d’intention pour le réalisateur pygophile. Ses personnages ne pensent qu’à ça. Dans son univers fait de fantasmes, la réalité n’a que peu de prise, quitte à frôler le cliché et la caricature outrée. C’est le cas dans Fallo ! du Maroc à l’exotisme en toc ou de ces tenues de tyroliens arborées par le couple de libertins suisses. Bien que les deux films mettent en avant de temps à autres des corps éloignés des canons de beauté habituels ou que la caméra s’attarde même sur un couple gay en plein ébat, l’imaginaire du cinéaste demeure guidé par des fantasmes hétéronormés. Ses fétichismes bien connus (les amateurs les reconnaîtront aisément) sont évidemment au rendez-vous. Dans ce bréviaire de l’excitation se croisent pêle-mêle une professeure, une femme de chambre, un marin (comme tout droit sorti du songe d’Eyes Wide Shut, nous y reviendrons plus tard), un harem digne du Bain turc d’Ingres, des prothèses de pénis démesurées ou des relents de candaulisme.
Autre pratique évidemment au cœur de son dispositif, le voyeurisme qui permet à ce dernier de faire deux caméos remarqués. Le premier en tant que patron très entreprenant d’une boutique de photo (Transgression), le deuxième en mystérieux homme à la fenêtre d’un couple (le dernier segment de Fallo !). Sa présence trahie par le rougeoiement de son traditionnel cigare renvoie à un pur trope de giallo, genre auquel le cinéaste ne s’est jamais essayé, mais qui permet à Olivier Père de dresser un intéressant parallèle entre Tinto Brass et Dario Argento. Tous deux aimés des amoureux du bis, leur reconnaissance cinéphile se fit attendre, la faute à leur ancrage dans un cinéma dit « déviant ». Brass, qui refusa de se tourner vers la pornographie, pourtant en pleine explosion dans l’Italie des années 80 (il ne filmera qu’une seule et unique scène de fellation non simulée dans Fallo !), traverse à la fin de sa carrière ce que Père nomme sa période frivole et hédoniste. Depuis La Clef, le libertinage inquiet de ses films précédents, s’est effacé au profit d’une jouissance immédiate. Bien que toujours hanté par la psychanalyse (à l’image de ces miroirs omniprésents dans les deux longs-métrages), le sexe n’est plus un motif d’introspection et d’angoisse. Profondément athée, le réalisateur décorrèle Éros et Thanatos, rejetant ainsi toute culpabilité chrétienne et hypocrite vis-à-vis du désir. Chez lui, on jouit sans entrave et sans se poser de question. Carla, protagoniste candide de Transgression, incarnée par la débutante Yuliya Mayarchuk, est un personnage sans complexe ni tabou, cousine des héroïnes de Manara, qui fait regretter que le metteur en scène n’ait jamais porté à l’écran l’une des BD de l’auteur. Mais cette légèreté de façade cache en réalité un propos sous-jacent pour le moins acerbe à l’encontre des normes sociales et de la masculinité.
S’ils ne sont pas à proprement parler des œuvres politiques ou engagées, loin de là, les deux longs-métrages cultivent une même ironie à l’égard du milieu qu’ils dépeignent. Le modèle traditionnel du couple bourgeois se retrouve mis à mal, l’unique espoir de faire perdurer la flamme résidant dans l’infidélité. Ici, tout le monde trompe tout le monde dans un geste gentiment amoral où personne n’est dupe pour autant. Ainsi, certains sketchs de Fallo ! relèvent du vaudeville plus ou moins subtile, notamment Programme d’échanges. Transgression quant à lui s’achève sur l’acceptation de cet état de fait libertin dans un final qui n’est pas sans rappeler l’ultime réplique d’Eyes Wide Shut. Le couple normatif est dépeint comme ennuyeux, générateur de frustrations. Plus encore, ce sont les hommes qui sont désignés comme les principaux fautifs en n’assumant pas leur envie d’aller voir ailleurs et, surtout, en minimisant le désir féminin. C’est de cet aveuglement dont le cinéaste se moque lorsqu’il fait dire à l’ami naïf de Mattéo : « Les femmes font passer les sentiments avant ». C’est en pénétrant la chambre de sa chère Carla que l’amoureux transi va découvrir les réels fantasmes de sa fiancée, son inconscient. Chez Brass, les femmes sont libres et toujours à l’initiative des rapports charnels. Les hommes eux, sont réduits au statut de pervers, de menteurs, quand ils ne sont pas purement et simplement castrés (la dominatrice qui frappe son mari à l’entrejambe dans le segment Deux cœurs dans une cabane).
Dans son supplément, Christophe Bier cite le metteur en scène qui définit son film à sketchs en ces termes « Plus phallocritique que phallocratique ». Le critique souligne au passage le jeu de mots de Fallo ! (« phallus » mais aussi « fais-le », en italien), appuyant par là-même une récurrence de l’anagramme ou de l’anastrophe chez le cinéaste, notamment depuis son Nerosubianco en 1969, qui mettait subtilement en avant le nom d’Éros. Entre les parenthèses dans le titre Tra(sgre)dire, mêlant transgression et tromperie, et le sketch Alibi, où un amant est nommé Ali, Brass n’aime rien tant que jouer avec sa langue maternelle dans un esprit potache. Malheureusement, c’est aussi là que réside la faiblesse des deux longs-métrages. En délaissant le contexte historique et en faisant le choix du contemporain, il abandonne la fable politique et la réflexion sur la corruption du pouvoir (Salon Kitty, Caligula), au profit d’un cinéma du plaisir immédiat. Certes, il subsiste encore quelques pics adressés à une classe aisée qui exploitent sexuellement les pauvres (le groom d’Alibi et la soubrette de Deux cœurs dans une cabane), mais hormis une amusante orgie de grévistes devant un poster du Che, le tout, débarrassé de son angoisse, de son inquiétude, devient gratuit, inconséquent. Inconsciemment, le cinéaste amorce son crépuscule. Les années suivant la sortie de Fallo !, il tournera encore Monamour, son premier film en numérique, perdant par là beaucoup de son approche plastique, sa femme et collaboratrice Carla Cipriani décédera en 2006, et il ne réalisera plus que deux courts-métrages (Kick the Cock en 2008 et Hotel Courbet en 2009). Après l’AVC dont il fut victime en 2010, il y a d’ailleurs peu de chance qu’il retourne derrière la caméra. Quoiqu’il en soit, Tinto Brass demeure une figure à part, que ces éditions de deux œuvres privées de sortie salles en France, remettent aujourd’hui à l’honneur. In sexo veritas !
Transgression et Fallo ! disponibles en combo Blu-Ray/DVD chez Sidonis-Calysta.
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