Cette nouvelle édition des premiers films de David Lean chez Elephant Films permet de retracer, pour ceux qui ne la connaîtraient pas encore, l’évolution du réalisateur. A ce titre, le hiatus, entre les deux premiers titres et le dernier, plus tardif, est bien représentatif du passage de la comédie des années 40, ou bien du film de propagande, à des adaptations plus amples, dans lesquelles le goût du romanesque anticipe déjà les grosses productions qui rendront célèbres le réalisateur. Dans l’intervalle, se glissent les deux adaptations de Dickens, « Les Grandes Espérances » (1946) et « Oliver Twist » (1948) dans lesquelles Lean fait, en quelque sorte, ses « humanités » anglaises. Elles lui serviront de tremplin international. Il y aura surtout, un peu avant, le très beau « Brève Rencontre » en 1945, qui le consacrera comme l’une des figures du cinéma moderne. A partir de là, s’amorce une recherche déjà ambitieuse sur le mélodrame, dont on retrouvera l’écho (avec un brio moindre) dans « Les Amants Passionnés ».
Rex Harrison, Kay Hammond, et Margaret Rutherford dans « L’esprit s’amuse (Blithe Spirit) »
« Heureux mortels » (1944) et « L’esprit s’amuse » (1945), adaptés des pièces à succès du dramaturge Noël Coward (il sera également le scénariste et l’auteur de « Brève Rencontre »), entretiennent un air de famille avec les premiers Powell et Pressburger. Une sorte de réalisme fantastique, ou disons de fantastique réaliste (pour en renverser l’équation dans un sens plus anglais) enveloppe ces deux récits assez modestes. « L’esprit s’amuse » tire davantage du côté du film de fantôme avec une association ludique des registres ; comédie conjugale, satire sociale, et spiritisme de parodie (entre proto Madame Muir, et femme invisible à la H.G. Wells, transposé dans un cottage mondain).
« Heureux mortels (This Happy Breed) » avec les acteurs Robert Newton, Alison Leggatt, Stanley Holloway, Celia Johnson…
Réalisé avant lui, « Heureux Mortels », fait d’une maison populaire un écrin feuilletonesque pour symboliser la vaillance du petit peuple anglais durant les vingt années de l’entre-deux guerre, de la démobilisation de 1918 à l’aube du second conflit. Les Gibbons, famille et foyer modèle (incarnés par le couple d’acteurs Robert Newton et Celia Johnson) y vivent dans la promiscuité avec trois grands enfants, une grand-mère acariâtre et une tante nigaude, mais endurent leur condition d’une humeur (presque) égale. La parenthèse est pleine d’adversité mais heureuse malgré tout. Les couleurs outrancières du Technicolor des deux films (délicatement atténuées dans « Heureux mortels« , comme des chromos un peu passés), manifeste pimpant d’un optimisme rieur, et les histoires de Coward, achèvent de construire la « parallèle » avec Powell et Pressburger – Lean ayant œuvré préalablement comme monteur pour les films de guerre du duo, puis coréalisé « Ceux qui servent en mer » en 1942, avec Coward.
Celia Johnson dans « Heureux mortels »
Bien que les thèmes abordés ne soient pas encore très « leaniens », et qu’ils portent davantage l’empreinte de Coward (« Brève Rencontre » sera bien plus emblématique, dans le registre de la passion et des drames intérieurs), les films restent tout à fait réjouissants. Ce sont des exercices de style très accomplis, dans des registres différents. Considéré sous l’angle strictement idéologique (le conformisme social et familial dans lequel chacun doit tenir son rang), « Heureux mortels » exhale une morale un peu « rance » (mettant dos à dos les velléités émancipatrices de la jeunesse, qu’elles soient politique ou juste familiale). C’est une ode délibérée au bercail (patriotique) et à la sagesse des aînés, d’un populisme assez complaisant (ce qui ne retire rien au charme du traitement cinématographique). La nature théâtrale de la pièce de Coward, un énorme succès public en 39, transparaît dans la mise en scène de Lean, qui en stylise finement les artifices (le huit clos de la maison, grand théâtre personnifié, et le grimage progressif des personnages), tout en développant une syntaxe visuelle très fluide. L’intérêt du film réside une nouvelle fois dans la très belle photographie de Ronald Neame (excellemment rendue par la restauration), mais également dans l’interprétation (des acteurs venus du théâtre au jeu très alerte) et surtout, dans l’élégance de la mise en scène qui donne l’impression d’un écoulement imperceptible, tel une suite de fondus enchaînés sur deux décennies. On comprend que l’ampleur du geste narratif, sa gageure formelle et technique (un récit choral avec une dizaine de personnages sur une période de vingt ans et dans un lieu quasi unique), plus que le conservatisme du contenu, aient pu stimuler Lean une nouvelle fois, après les trucages optiques développés pour « L’esprit s’amuse »…
« Les Amants Passionnés » : l’actrice Ann Todd photographiée par Guy Green
« Les Amants Passionnés » en 1949, signe le début d’une « période » de trois films réalisés avec l’actrice Ann Todd. David Lean vient de l’épouser, et lui offre deux grands rôles sur mesure avec « Les Amants Passionnés » en 49 et « Madeleine » en 50 (un beau film en costumes qui aurait également mérité d’être repris ; Todd y tenant le rôle plus complexe d’une criminelle). Dans « Les Amants Passionnés », l’héroïne, Mary, est une femme mariée qui retrouve Steven, son ancien amour de jeunesse (Trevor Howard), un professeur de biologie qu’elle avait quitté pour épouser un banquier plus âgée (Claude Rains) et s’assurer une vie de confort. Le film narre les rechutes et les regrets de l’ancien couple, devenu illicite, au gré d’un chassé-croisé en Suisse, en entremêlant les flashbacks de la vie passée, et la guerre psychologique que le banquier, vieil orgueilleux blessé, commence à livrer à son épouse « infidèle ». Comme dans « Brève Rencontre », l’adultère reste tacite. Le film est davantage une variation continue, fortement romancée, dans laquelle s’enchaîne rêverie sentimentale, idylle et jeunesse revécue, puis sage résignation, avec en fond, la liquidation des idéaux romantiques.
« Les Amants Passionnés » : une alternance de flashbacks en surimpressions très douces sur le visage de Mary (Ann Todd)
A trop célébrer l’actrice et son personnage, David Lean échoue un peu à montrer ses ambivalences, son orgueil et son irresponsabilité, comme s’il cherchait à préserver la sympathie du spectateur. Les revirements de Mary/Ann Todd, sont un peu trop abrupts : cassante et brutale ; douce et vulnérable, lorsqu’elle retombe en âge de déraison sentimentale. Le modèle tacite, visé par Lean et Todd, pourrait être Joan Fontaine, mais Todd, actrice intéressante au demeurant, n’a ni sa souplesse d’interprétation, ni un glamour aussi naturel. Trevor Howard, « silhouetté » en amoureux soupirant, n’y tient pas un rôle aussi subtil que dans « Brève Rencontre ». C’est paradoxalement, le mari banquier, un personnage a priori antipathique, qui acquiert le plus d’humanité grâce au jeu contenu mais menaçant de l’excellent Claude Rains. Le mélodrame, avec ses arrangements et ses retournements, jusqu’au « happy end » du final réparateur, feutre un peu les aspérités du triangle amoureux : chacun n’est au final qu’une victime des circonstances, irresponsable de ses propres dérives. La question de l’indépendance féminine dans la société anglaise du début du 20ième siècle, pourtant centrale (et sûrement décisive pour Lean), tout comme l’inscription contemporaine pas si anodine (entre 1939 et 1949), se dissolvent un peu dans les arabesques romanesques.
« Les Amants Passionnés » : le mari (Claude Rains) et l’amant (Trevor Howard)
Il reste que, par delà le traitement un peu convenu de cette intrigue conjugale (le roman original de H.G. Wells et l’adaptation d’Eric Ambler sont réduits au seul drame romantique), « Les Amants Passionnés » est un film d’une mise en scène très sophistiquée. Le bal costumé de la nouvelle année qui ouvre le film sur de mauvais augures (des déguisements de squelette peuplent les marges de l’écran) et le maniérisme virtuose du passé amoureux remémoré en flashbacks, tous déclenchés en surimpression par des sensations revécues, signent une nouvelle fois la maîtrise plastique et technique de Lean. Un étrange film donc, mais tout à fait appréciable, dans lequel le formalisme l’emporte parfois sur la cohérence de l’intrigue et les émotions (ce qui, somme toute, sera une tendance assez récurrente chez Lean, grand imagier des sentiments et de l’univers moral de ses personnages). La photographie très stylisée de Guy Green (collaborateur de Lean depuis « Oliver Twist » en 1948), est assez exceptionnelle avec ses gros plans, sa dramaturgie lumineuse et son romantisme outrancier.
« Les Amants Passionnés » : escapade amoureuse au sommet du Mont-Blanc
Avec « Les Amants Passionnés », débute le début d’une longue discorde vis-à-vis de Lean, un cinéaste adaptateur, faiseur (monteur et adaptateur réputé) plus « qu’auteur », qui puise son inspiration dans le romanesque. Ce « classicisme » littéraire et pictural, dans lequel se conjuguent impressionnisme, romantisme, accents « expressionnistes », et pittoresque voyageur (avec déjà le Mont-Blanc et Annecy dans « Les Amants Passionnés » ; bientôt Venise dans « Summertime ») pouvait sembler anachronique pour un spectateur contemporain exigeant la nouveauté ; et peut encore paraître désuet pour les cinéphiles d’aujourd’hui, qui auront tôt fait de ranger le cinéaste entre grands spectacles et drames tout public. Paradoxalement, malgré sa réputation d’homme et d’artiste très autoritaire, Lean avait une sensibilité pour l’introspection, sentimentale et morale, entre rigidité victorienne, mysticisme, et irrationnel romantique. La littérature à l’eau de rose pourrait pointer le nez dans ces destins d’héroïnes tourmentées et fragiles, si la mise en scène n’élevait pas les scénarios (ou du moins les choix d’adaptation décidés par Lean lui-même) à un degré de vertige formel, aux connotations parfois existentielles et métaphysiques. Lean reste habité par la question de la connaissance de soi, par la régulation des désirs et des sentiments, par l’intégration au corps social, ou inversement, le sentiment d’aliénation des individus qui ne s’y conforment pas tout à fait.
L’autre grande question est bien-sûr celle de l’accomplissement, métaphore de la destinée humaine et de la survivance : la grande œuvre au risque de la folie ou de l’échec cuisant, le tout ou rien, avec comme ombre, la crainte du néant (« Le Pont de la rivière Kwaï », « Lawrence d’Arabie » jusqu’à son film « testamentaire », « La Route des Indes »). Ce « nombrilisme » thématique, malgré sa constante saveur, douce et pincée, concentrera les réserves, par-delà le pompiérisme supposé des grandes productions internationales qui suivront. On pourrait le résumer en ces termes : la mise en scène de Lean, pleine de trouvailles visuelles, et la structure de ses films n’avaient rien d’académique (et ce malgré la transparence apparente des récits qui en masquait la complexité), mais son inspiration, dans la tradition du Grand Tour aristocratique (à travers le monde et surtout à travers soi) et des romans d’éducation sentimentale, datait d’un autre âge. C’est ce tiraillement, et même ce déséquilibre, entre actualité et inactualité, entre tradition thématique et élan visuel, entre petitesse sentimentale et sublime démesuré, qui fait la spécificité de son œuvre, comme en atteste « La Fille de Ryan » (1970), son film le plus paroxystique ; une adaptation hybride de Madame Bovary aux accents grotesques et merveilleux.
Deux héroïnes tardives de David Lean : Sarah Miles dans « La Fille de Ryan » et Judy Davis dans « La Route des Indes »
Compléments éditoriaux : des bonus DVD, avec un commentaire des films par Jean-Pierre Dionnet, plus une courte mono-biographie de David Lean, sont inclus dans chaque volume. L’approche de Dionnet reste largement biographique et anecdotique, s’appuyant sur les évènements de tournage et la réputation de Lean, cinéaste maniaque et tyrannique. Sans bouder notre sympathie pour Dionnet, orateur un rien hyperbolique, on peut regretter les présentations plus informatives de Pierre Berthomieu, contenues dans les précédentes éditions dvd des films chez Carlotta. Ici, l’adresse en présentateur-animateur, dans la lignée de l’émission Cinéma de Quartier, se veut assez grand public conformément à la ligne éditoriale de la collection.
Les films sont disponibles en combo (Blu-ray + Dvd) ou dvd simple chez Elephant Films depuis mars 2016. Les masters numériques restaurés datent de 2008 (réalisés par le British Film Institute avec la David Lean Fundation et Granada International). Crédits photographiques des éditions vidéo : Elephant Films – Carlotta (La Route des Indes) – Warner Bros (La Fille de Ryan).
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