Tsui Hark – « Time and Tide » (2000)

L’annonce par l’éditeur et distributeur Carlotta, il y a déjà quelques mois, d’une ressortie dans une version restaurée en haute définition et sur support Blu-Ray (une première mondiale) de Time and Tide de Tsui Hark a fait l’effet d’une bombe, cela pour une multitude de raisons. Près de vingt ans après sa sortie en salles, évoquer ce film implique de se replonger dans une période faste pour le cinéma Hongkongais. À ce moment-là, son âge d’or (décennie 80 jusqu’au milieu des années 90) est déjà terminé et il traverse une crise, laquelle apparaît comme indissociable du contexte politique qui agite la région, même si l’on peut aussi invoquer une lassitude du public à l’idée de voir régulièrement les mêmes genres abordés et déclinés jusqu’au vertige. Le recul progressif de l’industrie cinématographique hongkongaise (on passe de 200 films produits par an à une cinquantaine en 1998) est à mettre en parallèle avec la peur grandissante de la rétrocession d’Hong Kong à la Chine prévue pour 1997 (souvenez-vous c’était même en 1993 au cœur de l’intrigue de l’intrigue « anticipatrice » du dernier film de John Woo avant son exil américain, le mythique À toute Épreuve), qui se traduit par l’exode de ses principales vedettes vers les États-Unis. Cela accouche d’une situation paradoxale où le cinéma Hongkongais dispose d’une influence sans nulle autre pareil dans son histoire sur le cinéma d’action américain et donc d’une vitrine mondiale. À l’aube du deuxième millénaire, Tsui Hark, l’un des cinéastes les plus emblématiques et essentiels d’Hong-Kong, aux côtés de John Woo (qu’il a autrefois propulsé aux sommets en produisant notamment Le Syndicat du crime 1 et 2 puis The Killer), revient tourner dans sa terre de cœur (on a tendance à l’oublier mais il est né au Viêt Nam) après un court séjour hollywoodien que l’on qualifiera de moyennement concluant lequel, il est important de le rappeler, faisait suite à un début de décennie commercialement délicat. Dernier parti et premier de retour, son exil n’aura duré que le temps de deux films, deux collaborations avec le plus « aware » des Yakayos, l’inénarrable Jean-Claude Van Damme (à qui l’on doit quand même les venues outre-Atlantique de John Woo, Tsui Hark et Ringo Lam !). Grandement dépossédé du premier qu’il reniera sans ambiguïté, le très difficilement défendable Double Team (seule lueur ou presque, l’idée de Time and Tide vient au metteur en scène durant la production houleuse), le second, Piège à Hong Kong (préférons le titre original : Knock Off qui se traduit littéralement par imitation, contrefaçon), est un objet souvent dévalué mais amusant et surtout un peu plus retors qu’il en a l’air (voir l’excellent épisode de Chroma que lui a consacré Karim Debbache considérant le film comme une sorte de brouillon de Time and Tide, par ailleurs présent dans les bonus de ce coffret afin de parler avec une passion communicative de son rapport au cinéma du metteur en scène de The Blade).

Time and Tide – © 2000 COLUMBIA PICTURES FILM PRODUCTION ASIA LIMITED. Tous droits réservés.

Dans le même temps, John Woo triomphe à Hollywood avec les cartons successifs de Volte/Face et Mission : Impossible II (grand film d’action lyrique pour lequel l’auteur de ces lignes nourrit un inébranlable amour inconditionnel) en attendant des lendemains moins heureux. Jet Li, qu’Hark révélait dix ans plus tôt dans The Master et Il était une fois en Chine a le vent en poupe, au point d’incarner potentiellement la nouvelle star du cinéma d’action « adulte » à Hollywood (L’Arme Fatale 4) tandis que le très populaire Jackie Chan s’adresse par ses choix, à un public plus jeune (Rush Hour/Shanghai Kid). Au-delà de l’influence manifeste d’Hong Kong et de l’omniprésence de ses représentants dans le cinéma américain, deux succès colossaux contribuent à redéfinir la façon de penser, mettre en scène l’action, faisant irrémédiablement de nombreux émules durant les années qui suivent. Matrix de Lana et Lilly Wachowski (Andy et Larry à l’époque) qui outre ses inspirations revendiquées très portées vers le continent asiatique, reprend à son compte la technique du « wire fu » (très schématiquement, des combats de kung-fu dont les performances sont dopées par l’utilisation de câbles permettant ainsi des chorégraphies souvent virtuoses) pour ses scènes de combat, lesquelles sont chorégraphiés par Yuen Woo-Ping, soit le célèbre chorégraphe d’Il était une fois en Chine 1 et 2 mais aussi celui d’un certain Tigre et Dragon. Le film d’Ang Lee devenant le plus gros succès sur le sol américain pour une œuvre tournée en langue étrangère (mandarin), en plus de briguer plusieurs récompenses prestigieuses (pas moins de 4 oscars) et de consacrer Chow Yun-Fat, ancien acteur de John Woo, qui vient d’enchaîner pas moins de trois films américains – Un tueur pour cible (Antoine Fuqua), Le Corrupteur (James Foley) ainsi qu’Anna et le roi (Andy Tennant) – mais aussi la reine du cinéma d’action asiatique, Michelle Yeoh, qui venait d’incarner la James Bond girl dans Demain ne meurt jamais (Roger Spottiswood). Revanchard et remonté à bloc, le pape du cinéma hongkongais, signe avec Time and Tide, non seulement un fabuleux retour en grâce artistiquement parlant mais aussi ce qui constitue probablement le dernier grand classique du cinéma d’action hongkongais, soit le chant de cygne d’un genre qui va progressivement se faire plus discret ainsi qu’une mine d’or pour cinéphiles et cinéastes en quête de sensations fortes.

Time and Tide – © 2000 COLUMBIA PICTURES FILM PRODUCTION ASIA LIMITED. Tous droits réservés.

Rappel des faits, tout commence à Hong Kong avec la brève rencontre entre Tyler (Nicolas Tse), un jeune homme travaillant dans un night-club, et Jo (Cathy Chui), une femme policier infiltrée. Après une nuit de débauche, celle-ci tombe enceinte. Afin de gagner de l’argent rapidement, pour subvenir aux besoins de son futur enfant, Tyler devient garde du corps pour une agence privée. Au cours d’une mission, il sympathise avec Jack (Wu Bai), décidé à entamer une nouvelle vie avec Hui (Candy Lau), la fille de Hong, qu’il vient d’épouser et qui attend un enfant de lui. Bientôt, les deux hommes vont être recrutés dans les deux camps adverses…

Time and Tide – © 2000 COLUMBIA PICTURES FILM PRODUCTION ASIA LIMITED. Tous droits réservés.

Ne pas se fier au thème musical du générique sur lequel s’ouvre le film, lequel ressemble à une variation de la bande originale d’un James Bond type On Her Majesty’s Secret Service (John Barry à la composition) légèrement détournée aux accents plus connotés Asie mais plutôt s’intéresser à la voix-off qui suit. Ni plus ni moins que celle de Tsui Hark lui-même, citant La Genèse, évoquant la création tout en inspirant un sentiment de chaos par son montage mêlant indissociablement images planantes et accélérations brutales. Celui que l’on surnommait le « Tout-Puissant » au sein de la Film Workshop (société de production qu’il a fondé en compagnie son épouse Nansun Shi en 1984) se pose d’emblée en créateur absolu (terme important que l’on réemploiera plus tard) libre de façonner son petit monde selon ses propres règles et celles de personne d’autre. Une façon de rappeler qui il est après son exil mais également un indice sur la teneur de son long-métrage, qui entend moins perdurer un héritage du polar hongkongais ou du cinéma d’action que tout réinventer, refaçonner, reprendre à zéro. Comme une note d’intention glissée en préambule, un mode d’emploi où le projet auquel se livre frénétiquement et magistralement le metteur en scène consiste à créer dans la destruction. Avant même que l’intrigue ne se développe, le réalisateur affirme un autre principe, tout ou presque sera matière à action pure, y compris une scène de rencontre. En atteste, celle shootée à l’adrénaline entre Tyler et Jo, qui s’opère dans une esthétique rappelant le Wong Kar-Wai des Anges Déchus hybridée avec les cadrages obliques et le montage speed caractérisant le Danny Boyle de Trainspotting (explicitement cité par la présence d’une affiche chez le protagoniste), davantage une façon de rappeler qu’il a suivi et digéré les styles en vue, que la volonté de refaire ce qu’il aurait observé ailleurs. Le jeu des ressemblances est de courte durée, très vite ressurgissent les cadres « impossibles » dont il a le secret, un goût de l’ellipse vidant tout élément jugé superflu d’une séquence afin de n’en conserver que ce qui est estimé essentiel, couplé à un montage croisant les personnages, décors, temporalités avec le minimum d’informations requis, misant sur une concentration et implication totales du spectateur. À bien des égards, cette séquence de rencontre inaugurale contient déjà en elle tous les ingrédients ou presque pour appréhender la suite. Profusion de données parfois difficiles à appréhender, à connecter entre elles, du moins à première vue avant de gagner de manière fascinante en limpidité au fur et à mesure des revisionnages, attestant du caractère avant-gardiste des audaces formelles et narratives déployées. Ne pas oublier que chez Tsui Hark, la situation prime sur le récit, on part d’une situation simple, laquelle se complexifie en allant de digressions en digressions, quitte à nous perdre pour mieux nous récupérer ensuite. Par ailleurs, si l’intrigue de Time and Tide peut sembler classique voire manquer d’originalité sur le papier, elle recèle de nuances inattendues (par exemple la relation entre les deux héros, leurs histoires d’amour respectives échappant aux standards et clichés ou le tempérament très affirmé des héroïnes), amplifiées ou déformées selon les envies par un langage visuel exigeant. Il en résulte un cinéma alerte qui entend ne jamais s’arrêter une heure cinquante durant (le montage initiale tournait autour de deux heures quarante) où l’histoire se construit délibérément en pointillés, nous laissant le soin de relier entre eux les fils.

Time and Tide – © 2000 COLUMBIA PICTURES FILM PRODUCTION ASIA LIMITED. Tous droits réservés.

Time and Tide se vit comme un shot d’adrénaline, un crescendo d’action dément accumulant les morceaux de bravoures monumentaux où maestria et inventivité visuelles épousent puissance symbolique (jamais surlignée) et émotionnelle. On pense à ce climax insensé, dont on révélera le moins possible, qui résonne telle une réponse à une séquence culte d’À Toute Épreuve : une fusillade a lieu en même temps qu’un accouchement, obligeant la future mère à tuer pour pouvoir donner la vie, ou plus tôt dans le film, lorsque le metteur en scène redéfini l’expression souffler le chaud et le froid en planquant un de ses protagonistes dans un frigo pendant qu’une grosse explosion a lieu, offrant des visions apocalyptiques scotchant purement et simplement la rétine. Tsui Hark s’affranchit des supposées règles élémentaires pour s’en tenir à un principe fort, si la situation prime sur le récit, la sensation prime sur le lyrisme, le réalisme ou la vraisemblance de la situation, tendant ainsi par instants à l’abstraction pure, telle cette bagarre au-dessus d’un stade conclue par une explosion de grenade dont le bruit est camouflé par l’effusion de joie du public assistant au show. En véritable orfèvre du chaos, il multiplie les décors différents – ou réinvestit sous plusieurs formes un même décor – comme autant de terrains de jeux à expérimenter au sein desquels, il déstructure l’espace, altère les repères en fragmentant l’action au maximum, tout en parvenant à conserver un découpage lisible. Ce style presque inimitable préfigure autant celui d’un Michael Bay, la séquence au Brésil (avec des Brésiliens tout relatifs puisqu’il s’agit d’acteurs philippins s’exprimant en espagnol !) renvoyant à certaines fusillades du très gonzo mais réjouissant à sa manière, Bad Boys 2 (2003) que celui, plus estimé d’un Gareth Evans sur The Raid 1 et 2, qui sera peut-être un peu prématurément hissé au rang de nouveau taulier du cinéma d’action, bien qu’évidemment doué. Au jeu des comparaisons, quand son compatriote John Woo (à qui sont adressés quelques clins d’œil ou gentils tacles c’est selon, avec le motif des pigeons remplaçant les célèbres colombes, ou le gunfight à bout portant expédié par une punchline réjouissante) tend à décélérer le temps avec ses nombreux ralentis, lui cherche à l’accélérer (parfois il va même jusqu’à figer ses plans et enchainer des images fixes en Cut elliptiques), comme si ses personnages, toujours sur le qui-vive, étaient susceptibles d’en manquer. Une approche qui rejoint une idée omniprésente du film, celle de la nécessaire fuite en avant de ses héros, Hong Kong n’étant désormais plus qu’une zone de transition, n’offrant pas d’avenir clair, où il convient de faire au plus vite un maximum d’argent (légalement ou illégalement) pour pouvoir espérer un ailleurs. Une façon de traduire le climat d’incertitude et d’appréhension qui règne depuis que la métropole est repassée sous pavillon chinois avec la rétrocession. Les métaphores animalières et allusions aux cafards alimentent l’idée d’une immense jungle, déstructurée (il suffit de prendre pour exemple la question de la langue on parle pêle-mêle anglais, cantonais, mandarin, espagnol), sale et corrompue, en pleine déliquescence. Ce tableau sans pitié et cette liberté totale dont semble jouir le cinéaste sonne comme un ultime geste punk avant d’entrer dans une nouvelle ère. Et pour cause, si l’on excepte Black Mask 2 et son segment dans Triangle, il s’agit de sa dernière incursion dans le cinéma contemporain. Lucide mais pas résigné, Tsui Hark injecte, distille une lueur d’espoir, un brin d’optimisme palpable à mesure que ses acteurs prennent en main leurs destins respectifs et décident de se battre ensemble pour, non plus pour leurs seuls intérêts individuels, rendant à sa manière la jeunesse maîtresse de son futur.

Time and Tide – © 2000 COLUMBIA PICTURES FILM PRODUCTION ASIA LIMITED. Tous droits réservés.

Échec à sa sortie en salles, malgré un accueil favorable, Time and Tide reste longtemps cantonné au statut de bon film d’action tandis que Tsui Hark connaît une période de flottement. Le temps rend progressivement justice à cette œuvre avant-gardiste qui se pose désormais en prototype film d’action absolu, tandis que le metteur en scène retrouve les sommets à l’aune de la décennie 2010 avec ses Detective Dee et l’excellent La Bataille de la Montagne du Tigre. À près de 70 ans, le maître continue d’expérimenter (voir ses films en 3D pour s’en convaincre) et se renouveler, sans perdre sa rage critique, même si le contexte de forte censure chinoise l’oblige désormais à davantage dissimuler ses attaques.

Quelques mots enfin sur cette réédition qui s’intègre dans la collection Edition Prestige Limitée concoctée par Carlotta, série impulsée courant 2018 avec Cinq et la Peau de Pierre Rissient dans laquelle on retrouve en vrac The Last Picture Show et Saint Jack de Peter Bogdanovich mais aussi Comme un Chien Enragé de James Foley. Outre les seize reproductions de lobby cards et l’affiche, le coffret contient un livret de 28 pages réunissant une interview de Tsui Hark réalisée en 1993 pour le numéro 13 de la revue Le Cinéphage, ainsi qu’un extrait passionnant intitulé La Renaissance par le chaos portant sur Time and Tide issu de l’essai à venir Tsui Hark – La Théorie du Chaos signé Arnaud Lanuque qui paraîtra en 2020 chez Rouge Profond, on en salive par avance soit dit en passant. Côté suppléments, on peut retrouver un commentaire audio de Tsui Hark datant de 2002, mais absent de l’édition précédente, exercice auquel le metteur en scène se prête avec un certain plaisir, alternant anecdotes de tournage, de production tout en partageant ses réflexions et intentions séquence par séquence au fur et à mesure du visionnage. Action Vérité, entretien avec Charles Tesson (ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, actuel délégué général de la Semaine de la critique), rappelle de manière aussi synthétique que limpide le rôle décisif et fondamental du cinéaste dans la modernisation du cinéma Hongkongais, en revenant l’ensemble de sa carrière, son évolution et sa capacité à s’adapter à l’industrie au fil des époques pour perdurer et ainsi continuer à peser sur celle-ci. Très intéressant aussi, Le Tout-Puissant entretien avec Julien Carbon et Laurent Courtiaud, duo de scénaristes et réalisateurs (Les Nuits rouges du bourreau de Jade) ayant œuvré à la Film Workshop en tant que scénaristes. Ils évoquent avec recul et déférence un homme qu’ils ont côtoyé de près, révélant son admiration pour le cinéma de Jean-Luc Godard et plus encore celui d’Alain Resnais, cinéastes dont les expérimentations narratives et formelles ont irrémédiablement nourri le travail. Ils insistent également le travail de « chercheur » qui caractérise Tsui Hark, dont les réussites et chefs-d’œuvres sont régulièrement précédées d’un échec, ce dernier n’ayant aucunement peur qu’un film plus faible ne vienne dévaluer son œuvre, préférant expérimenter jusqu’à ce que ses recherches s’avèrent payantes, portent leurs fruits. Inutile de préciser que ce coffret s’impose comme l’un des achats vidéos indispensables de ce début d’année !

Coffret disponible chez Carlotta

 

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

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A propos de Vincent Nicolet

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