Resté confidentiel lors de sa sortie en salles en début d’année 2023, La Ligne, troisième long métrage d’Ursula Meier (une dizaine d’années après son précédent, L’Enfant d’en haut [2012]), mérite d’être véritablement découvert en DVD et Blu-ray, édité dernièrement par Diaphana. Non pas que le film soit parfait, mais il recèle en lui des aspects le rendant aussi touchant que peut l’être le travail de sa réalisatrice suisse. Car par sa façon de disséquer l’idée même de famille, nid toxique où amour et haine larvée cohabitent de façon homogène, et de créer un dispositif spatial matérialisant son analyse presque clinique, La Ligne est sans contestation possible un film d’Ursula Meier.
Vrai beau morceau de mise en scène pure, la séquence d’ouverture annonce d’emblée la couleur que prendra l’ensemble de l’oeuvre. Margaret (Stéphanie Blanchoud, actrice-musicienne belgo-helvète très puissante, trop peu connue sous nos cieux hexagonaux) y détruit tout ce qui lui passe sous la main, dans une sorte de crise de rage incontrôlée que rien ne semble pouvoir calmer. Elle pourchasse sa mère Christina (Valeria Bruni-Tedeschi, alternant théâtralité et introspection dans une démarche de jeu pas évidente à cerner) dans la maison familiale afin de l’atteindre physiquement. Attrapée par les deux hommes présents, Margaret est jetée dehors, d’ores et déjà ostracisée et marginalisée, caractérisations dont le film va faire son élément narratif et graphique capital. La séquence est montée au ralenti, et cette scène de sauvagerie est rendue muette, seulement accompagnée par un mouvement du Nisi Dominus de Vivaldi, dont le rythme lent et paisible, en accord avec la dilatation du montage, sert de contrepoint avec la violence de la situation, paradoxalement renforcée par cette mise en scène ouatée.
Suite à l’altercation, Margaret est soumise à une décision de justice : pendant trois mois, elle ne doit pas entrer en contact avec cette mère qu’elle a agressée ni s’approcher à moins de cent mètres de sa maison sous peine dêtre incarcérée. Pour l’aider à respecter la loi, sa jeune sœur Marion (Elli Spagnolo) trace à la peinture une ligne bleue circulaire dont le foyer interdit constitue le centre. Et cette fille évincée, écorchée vive et musicienne laborieuse et romantique, de tenter de ressouder les liens familiaux en traînant sur cette ligne de démarcation qui l’éloigne pourtant du moindre contact, seulement à portée de regard, se permettant juste d’aider sa petite sœur à répéter pour les chants religieux de la communion prochaine de cette dernière.
De même que dans ses deux autres films, Ursula Meier géographie le malaise familial, le rend concret par l’espace (deux camps comme en guerre), à ceci près que si les précédents avaient tendance à être oppressants et distillaient une atmosphère pesante par l’idée de promiscuité que le dispositif spatial imposait (une famille vivant dans un étrange huis-clos dans une maison jouxtant un autoroute dans Home [2008] ; une relation frère-soeur dont le trouble résidait dans l’ennui de la vie dans une station de sports d’hiver et dans les allers-retours perpétuels que les deux personnages faisaient de leur appartement aux touristes qui les faisaient vivre dans L’Enfant d’en haut), celui de La Ligne isole justement les protagonistes les uns des autres, comme si le récit se situait après la folie de l’enfermement en cellule familiale chroniquée dans son cinéma antérieur dont l’ouverture du film, explosion paroxystique, tiendrait lieu de vestige. Se demander si ce troisième film est moins fort que les deux autres semblerait absurde puisqu’on comprend très vite que la trajectoire de La Ligne inversera celle des deux premières oeuvres ; si elles fonçaient vers l’implosion, ce film-ci tentera d’accéder à une certaine forme d’apaisement.
On pourra reprocher au film de parfois tourner en rond, de poser quelques jalons scénaristiques forts sur son récit, entre lesquels Meier semble aligner de façon répétitive les mêmes situations afin de combler un peu artificiellement les vides (de ce point de vue, le personnage de la troisième sœur interprétée par la pourtant excellente India Hair ne semble pas avoir d’autre utilité que de permettre cette broderie) ; on pourra aussi penser que l’écriture des personnages et leur progression dans le récit font preuve de stéréotype : la fille brutale, musicienne, chanteuse d’oeuvres sombres qui devra s’ouvrir au monde ; la mère pianiste classique égoïste et mal-aimante, atteinte physiquement par l’agression qu’elle a subie (elle devient sourde d’une oreille) et pour laquelle l’isolement imposée à sa fille est une souffrance cachée l’obligeant à regarder les échecs en face… Ces facilités d’écriture génèrent par ailleurs parfois quelques incohérences (le changement d’attitude soudain de Christina à l’égard de Margaret aux trois quarts du film, jamais véritablement explicable) mais mène, cahin-caha, aux deux dernières séquences de La Ligne, magnifiques.
L’ultime séquence, particulièrement, répond à celle qui ouvrait le long métrage et dont nous avons parlé plus haut ; c’est par ce dialogue entre deux moments distincts, par leur façon de se refléter l’un l’autre, que le film distille son propos le plus intéressant. Aux hurlements de Margaret (rendus muets par la mise en scène), à sa façon de tenter de détruire cette personne allégorique de la musique qu’est sa mère en explosant ses disques, en projetant ses partitions sur les murs et en lui fracassant la tête sur son piano succède son parfait mutisme lors de ses retrouvailles avec celle qu’elle semblait haïr dans le premier mouvement du film ; à la sidération de Christina ne cherchant qu’à sauver sa peau succède une volonté de combler le vide du silence face à sa fille muette en parlant de tout et surtout de rien. Margaret, ayant enfin connu le succès musical, est en paix ; Christina, ayant perdu une partie de son ouïe et son plein talent pianistique, se retrouve en détresse. Telles sont ces deux femmes: des êtres de musique ou de parole, sons intimes jamais simultanés ; mais des personnes jamais accordées entre elles. Très émouvant dans sa façon de tenter de faire se renouer les liens les plus défaits, La Ligne a aussi ceci de terrible qu’il montre que si la parfaite osmose entre les êtres se trouvent dans la parole ou le silence partagés (le duo musical entre Margaret et son ami musicien interprété par Benjamin Biolay, exemplairement), le déséquilibre caractérise la relation filiale de la première à la dernière seconde du film. Ou le cinéma d’Ursula Meier comme symptomatique de la douleur de l’incommunicabilité au sein d’un univers familial qui devrait être par essence totalement fusionnel.
Bonus :
-
Entretiens avec Ursula Meier et Stéphanie Blanchoud
-
Clip de la chanson « Le Passé », interprétée par Benjamin Biolay et Stéphanie Blanchoud
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).